Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Le Langage

Je m’autorise de mon expérience du monde industriel, secondairement de ce que je sais de l’institution du langage, pour m’adresser au jeune lecteur.

Le commerce humain, avant d’être justiciable des procédures comptables et de la science des marchés, est une affaire de parole. Par là, les pratiques les plus modernes de l’échange s’inscrivent dans la culture de tous les temps, laquelle consiste essen­tiellement en ceci : imposer à l’humanité la loi de la parole, au titre d’une condition de la vie et de la reproduction de la vie pour le sujet et pour l’espèce.

Obscure est la vérité de la parole, inépuisable est la question du langage, multiples sont les accès savants vers le noyau de ce que les Grecs – nos ancêtres dans la philosophie que nous, les Occidentaux, comprenons – nommaient logos. Mais surtout, ne l’oublions jamais, il n’y aurait pas de discours sans l’amour de la parole.

Vous devez savoir qu’on ne traite pas l’affaire de la parole à la sauvette. Une langue est un trésor, une construction, l’outil des vivants et le témoignage des morts, mais aussi une arme, l’instrument des hécatombes, l’aubaine des escrocs. Il y a les poèmes éclatants, le pas à pas prudent des exposés scientifiques, mais aussi le verbiage et le détournement du langage pour assassiner avec des mots.

En entrant dans les textes de ce volume, dites-vous bien ceci : le phénomène de l’industrialité se répand sur la planète soutenu par ce qui a été dit du langage et de la parole avant que ne naisse l’industrie. Ici, nous sommes portés par tout un continent de textes où nous reconnaissons notre propre marque de fabrique, la tradition ouest-européenne et ses annexes ou prolongements. Ailleurs, que se passe­-t-il ? Là non plus, on n’a pas attendu le siècle ultra-industrialiste pour parler ni pour penser la parole. L’industrialité, par conséquent, se joue pour ces humanités-là comme pour la nôtre : partout le destin économique est porté par le discours des ancêtres. Pour avoir méconnu les réalités du discours, le Management a reçu ici et là des démentis cinglants. Méditez sur cette leçon, et vous vous préparerez à comprendre qu’on ne manie pas l’espèce parlante comme un bétail.

En toute société, quand la question du langage est dénudée, quand elle est vraiment mise sur le tapis, la philosophie de la communication cesse d’être une discussion à bas bruit et la terre peut trembler. Notez que l’ouvrage étale sous vos yeux des énigmes, textes érudits qui sont comme les morceaux incandescents de la tradition occidentale. Ils sont très forts, ces textes. Ils viennent du fond d’un volcan, où bouillonnent ces grands concepts antiques, puis médiévaux et modernes, qui nous ensei­gnent la violence et la radicalité des enjeux de langage.

Mon conseil – un conseil très amical – sera celui-ci. Lisez, lisez-les, ces textes. L’avantage ? Ils vous aideront à vous préserver de l’imbécillité, contre laquelle, pas plus aujourd’hui qu’hier, il n’existe de recette, sauf précisément celle-là : affronter les énigmes. Plus tard, l’expérience vous confirmera la grande leçon : que sans les énigmes la vie n’est pas vraiment humanisée. À cette règle, l’ordre industriel de la vie ne déroge pas. 

“Paroles d’accueil au lecteur”, préface à  Le Langage - L’Anthologie philosophique 1, Recueil de textes de André Julliot et Pascal Marignac, 1987, Ellipses

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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