Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Le ficelage institutionnel de l’humanité

Pierre Legendre : Permettez-moi un propos liminaire*.

Je voudrais me mettre en face des mots Ordre juridique et Culture, les réapprivoiser. Ces mots ont perdu pour moi tout tranchant. Je veux dire par là qu’au fil de mon travail les catégories Droit et Culture me sont apparues comme des catégories usées, ayant trop servi. L’Occident – c’est-à-dire les systèmes institutionnels issus des montages dogmaticiens de la tradition ouest-européenne – est à bout de rouleau, quant à la réflexion sur le phénomène de la normativité et sur le sens de ce qu’on appelle faire la Loi dans l’humanité. Il nous faut tout simplement réinvestir la question la plus fondamentale, encombrée d’un trop-plein de théories accumulées depuis la Révolution de l’interprète au Moyen Âge, cette Révolution politiquement essentielle et dont nous sommes les rentiers. Nous devons entrer dans l’ère de l’ultra-modernité industrielle, où doit être reposée, en termes clairs, la question humaine de toujours, celle que toutes les sociétés humaines de tous les temps ont dû traiter pour vivre et se reproduire : pourquoi des lois ?

Observons l’état de la pensée aujourd’hui, à propos de la normativité. Le Droit s’est détaché de l’Arbre des Sciences qui le portait. L’Arbor Scientiarum est une métaphore médiévale qui s’efforçait, avec les moyens de la scolastique d’alors, de comprendre que les pratiques avaient un certain rapport avec les savoirs institués par la société et que ce rapport consistait en une interrogation fondatrice portant sur la causalité. Qu’est-ce que la causalité fondatrice du Droit ? Voilà la question élémentaire. Les temps ont changé, mais elle est toujours là, parce que l’Occident ultra-moderne reste une société d’humains, non pas de sur­-humains qui auraient éliminé, grâce aux techniques, cette question-là. La tradition européenne répondait en mettant en scène un arbre portant des fruits, les fruits que sont les divers savoirs où le Droit trouve sa place. En d’autres termes, cette métaphore de l’arbre était une façon de dire que les fondements du Droit sont une interrogation sur la causalité généalogique : le Droit a une origine, au sens de l’origine dans la représentation d’une filiation. Du reste, sans cette représentation­ là, toute science serait impensable dans son principe. Pour le Droit, ce fait humain est d’autant plus essentiel que les règles juridiques ont pour visée primordiale de rendre possible la vie subjective et sociale, c’est-à-dire de permettre à une société de vivre et de se reproduire.

 

Mikhaël Elbaz : Dans Le désir politique de Dieu, vous montrez combien nous sommes esclaves des mises en scène, des représentations et de l’image. La tradition juive prescrit l’interdit de la représentation à partir de la parole vivante de la loi. Comment expliquer l’occultation de cet interdit dans la filiation même du texte juridique occidental et comment ces deux registres de la normativité (représentation/interdit de la représentation) marquent différentiellement les montages de l’État et du Droit ?

P.L. : Mettre en scène l’image fondatrice, voilà une affaire à laquelle nous ne réfléchissons pas assez. Il s’agit du problème de la représentation, à laquelle toute société accroche, si je puis dire, son rapport à la vérité. Qu’est-ce qui se joue exactement là-dedans, comment circonscrire les questions importantes ici et, en définitive, quelle leçon pouvons-nous tirer de cette idée de la représentation, sur laquelle les religions – notamment le judaïsme et le christianisme si essentiels pour la compréhension de la modernité industrielle – sont à la fois si éloquentes et énigmatiques ?

Pour saisir cette affaire de l’image fondatrice et tirer quelque leçon de ce qui en a été dit par ces religions, il faut mettre en rapport la notion d’image et celle d’interdit. L’image dont il est question, c’est l’image toute-puissante. On peut partir de là, c’est le temps premier de la réflexion : qu’est-ce que l’image toute­ puissante ?

Vous constaterez qu’il n’est pas facile de répondre, sauf si l’on prend la bonne route, celle du détour mythologique. Souvenez-vous de Narcisse, cette histoire racontée par le poète latin Ovide dans les Métamorphoses. Revenant au point où Freud l’avait laissée, je l’ai reprise dans une perspective institutionnelle. Pour Narcisse, l’image toute-puissante, c’est lui-même, son propre reflet à la surface de l’eau et c’est ce reflet qui lui paraît seul digne d’amour. Poussons encore la remarque : l’altérité, pour Narcisse, c’est son reflet, il n’y a pas d’autre qu’il puisse aimer que lui-même. Et comme vous le savez, il meurt, de vouloir étreindre cet autre qui n’est pas autre.

Avec Ovide et Freud pour conseillers, nous pouvons apercevoir ce dont il est question dans l’image fondatrice. La société humaine doit inventer quelque chose qui a pour fonction, non pas d’éviter la mort aux humains, mais d’instituer chacun dans son rapport à soi de telle sorte que le désir de chacun transite par un tiers, c’est-à-dire par un autre qui soit vrai. La légende de Narcisse nous enseigne que le reflet de soi n’est un autre qu’en apparence, ce n’est pas un autre vrai. En somme la problématique de l’image commence par la question : qu’est-ce qu’un autre, qui ne soit pas un semblant d’autre, l’apparence de l’autre ? Vous sentez d’emblée que ce questionnement rapidement risque de nous faire perdre pied, si nous n’introduisons pas l’idée de l’interdit. Je dirai : l’enjeu de chaque individu serait perdu d’avance, s’il était laissé seul face à soi, dans une sorte de duel amoureux et meurtrier nécessairement sans issue. L’interdit est la construction institutionnelle qui arrache chacun à ce duel, en projetant l’image toute-puissante dans le lieu tiers du discours indisponible dont toute société, en tant que Sujet monumental de fiction – un Sujet indisponible, dont aucun sujet particulier ne saurait prétendre disposer sans être fou –, est et doit demeurer le garant. Pourquoi ici ai-je évoqué l’interdit comme ayant fonction de tiers, c’est-à-dire de troisième terme ? Quels sont donc les deux premiers termes ? Le tiers vient séparer l’individu d’avec sa propre image, Narcisse d’avec son reflet, pour l’instituer sujet. Le tiers est tiers dans l’économie de la représentation. Les montages élémentaires de ce que les Occidentaux depuis les commentaires sur Aristote appellent le Politique, ces montages s’appuient sur cette économie.

L’interdit de la représentation n’est pas une formulation très adéquate, en ce sens qu’elle brûle un temps, le temps subjectif des individus auxquels, en définitive, l’interdit s’adresse. L’image toute-puissante ayant été projetée au lieu tiers du discours institutionnel, l’interdit signifie que cette image est l’image toute­ puissante et que, par conséquent, aucun individu ne peut être une telle image, laquelle appartient au Tiers majuscule, à la divinité ou à toute entité mythologique mise en place structurale de ce Tiers nécessaire à la logique de la reproduction humaine. L’interdit ici, c’est d’abord cela : nul n’est ce Tiers, divin, mytho­logique. Autrement dit, nous avons là une mise en scène du principe de Raison, qui de proche en proche nous renvoie au principe de paternité, à la logique de la séparation constitutive du sujet humain. Se séparer de l’image toute-puissante, voilà ce dont il s’agit.

Alors bien sûr, comme vous l’avez remarqué, les formulations juridiques modernes ne se préoccupent plus de ce discours. Ce n’est pas pour autant que la mise historique du système institutionnel occidental cesse d’être jouée. Je dirai simplement qu’en fait nous sommes les rentiers de ce que les religions familières de l’Occident ont élaboré et qui, à l’échelle d’un développement de commentaires plus que millénaire, a construit quelque chose de caractéristique de l’Occident sur l’institution des filiations. Je ne vais pas m’étendre là-dessus, car cela m’obligerait à exposer comment le christianisme et le judaïsme se sont noués dans cette construction de l’idée de filiation. J’aurai à revenir là-dessus en introduction de mes prochaines leçons sur le parricide.

Il y a encore une raison pour laquelle je considère la formulation interdit de la représentation comme peu adéquate. Par là, on laisse entendre, pour peu qu’on comprenne ce que signifie toute cette affaire dont je viens de parler, qu’il y aurait tout simplement des sociétés avec interdit et d’autres sans interdit (peu importe qu’on ajoute : de représentation). Le principe de l’interdit concerne toute l’humanité de tous les temps. Ainsi, nous confondons la question du style de traitement de l’interdit variable selon les cultures, et la question de principe.

La variété des styles de règlement de l’image toute-puissante – il faudrait plutôt dire : réglage – indique qu’il y a des cultures, par exemple sur le mode juif du réglage, ou encore coranique où l’interdit est mis en scène – j’insiste là­ dessus : une mise en scène, c’est-à-dire une ritualité – sur le mode du vide. Le romano-christianisme, lui, plus exactement la tradition pontificale qui s’est plus ou moins alignée sur la tradition romaine antique – et n’oubliez pas la Réforme protestante, insurgée contre le système pontifical de l’image –, met en scène l’interdit sur le mode du plein. Si vous lisez les juristes classiques là-dessus, vous verrez qu’ils se justifient d’admettre ce que les Juifs récusent. Les juristes scolastiques vous expliqueront que vous aurez beau représenter Dieu, la Vierge et les Saints, en vérité, quant à la vérité de l’image, vous n’aurez rien vu. Vous pourrez toujours courir, vous ne verrez pas la vérité, ce qu’ils appellent, suivant une doctrine venue des conciles de l’Antiquité, le prototype, c’est-à-dire l’image de l’image. En somme, tout le monde est d’accord sur le principe de l’existence d’un interdit, c’est-à-dire d’une impossibilité de montrer quelque chose qui par nature se déclare irreprésentable. Dès lors, on aperçoit que le désaccord vise l’interprétation de l’interdit reconnu. Cela, bien entendu, va très loin, car il s’agit de jouer le rapport au texte de l’interdit, et, comme vous le savez, ce qui s’est joué entre les Juifs et non-Juifs en Occident, c’est l’idée même de filiation à travers l’interprétation somatique ou non somatique du texte. Dans mes travaux, j’ai longuement parlé de cette question dont le point d’ancrage sont les textes sur la circoncision. J’y reviendrai prochainement avec plus de détails.

M.E. Vous insistez pour dire que l’ordre dogmatique industriel est un ordre religieux-sécularisé qui fonctionne au faire-croire et à la culpabilité. Cet ordre est le montage institutionnel particulier qui définit l’anthropologie de l’Occident en dépit des distinctions entre régimes de production ou entre idéologies d’État ou du Droit. Le ficelage juridique a-t-il ainsi selon vous une autonomie structurale sous-déterminée par les formes de production et les registres de normativité propres à chaque culture dans le monde occidental ?

P.L. : Je vous répondrai d’abord qu’il est nécessaire d’insister sur le fait que la notion d’ordre sécularisé est une notion religieuse typique de l’Occident. J’ai montré par quels textes précis et par quels détours d’interprétation cette notion s’est imposée, jusqu’à être utilisée, lors de grands affrontements politiques ouverts en Europe par la Révolution française, comme une arme retournée contre la religion latine elle-même. Par les temps qui courent, il est important de reprendre cette affaire, car on continue de se méprendre sur la notion même de religion (considérée comme notion antinomique de la société sécularisée en Occident même) et, sur cette base, il devient impossible, dans l’enseignement universitaire notamment, d’étudier la situation contemporaine des religions, à plus forte raison de faire des anticipations raisonnées sur l’avenir des religions dans la politique mondiale. Si l’on voulait bien suivre ce que j’indique, on comprendrait que cette distinction religion/sécularisation doit être examinée de façon critique, afin d’étudier ce que j’appelle la capacité stratégique des religions. Du reste, à partir de là, la notion de faire-croire – notion que j’avais lancée quand j’écrivais mon ouvrage L’amour du censeur – peut prendre sa véritable consistance anthropologique. Il devient alors plausible de mettre en place structurale les États eux-mêmes en tant qu’ils supposent dans nos sociétés le préalable mythologique et en tant que, se trouvant ainsi humainement fondés en représentation, ils produisent l’effet normatif.

Permettez-moi aussi de dire que le terme d’idéologie, héritage des longues batailles depuis la fin du XVIIIsiècle, me paraît de moins en moins adéquat pour entrer dans l’étude des problématiques institutionnelles telles que je les situe. Pour l’analyse des économies sociales industrielles, ce terme a sa place et certainement les interprétations marxiennes ont pu, grâce à lui, mettre un peu d’ordre dans la représentation du pouvoir, au sens où il s’agit de comprendre les grandes guerres sociales. Mon travail ne se situe pas là. Il intervient, peut-être dois-je encore le souligner, pour recentrer les choses. Toute société, quelle qu’elle soit quant à l’état historique de ses rapports sociaux internes, est soumise à l’impératif de l’espèce et cela oblige à laisser de côté la notion d’idéologie. De ce point de vue, l’idéologie serait plutôt à prendre comme une néo-théologie, c’est-à­ dire un discours de mise en scène de la Loi. Autrement dit, un discours sous statut de ritualité. À partir de là, on peut saisir qu’il soit mobilisable pour produire l’effet normatif du Droit. Vous savez combien il est important de revenir là­-dessus, car ce qu’on appelle les idéologies peut être bouleversé dans ses contenus explicites par les Révolutions, mais il est structuralement nécessaire qu’un discours ayant valeur mythologique équivalente vienne le remplacer. À cet égard, une grande leçon nous est offerte par le discours soviétique destiné à fonder le nouveau Droit Socialiste, qui ne pouvait pas ne pas être confronté à la nécessité d’instituer, plus exactement de réinstituer le système des filiations, avec ce que cela suppose du côté de ce que les juristes de la nouvelle société appelaient les super-structures.

Nous voici donc devant le fond de votre question : l’autonomie du ficelage juridique. En fait, vous posez là le problème de la fiction. Il s’agit, en toute société, de construire le Sujet monumental de fiction qui puisse tenir un discours fondateur et produire l’effet normatif. Forcément, il y a là un registre autonome, lié à la problématique de la reproduction de l’espèce parlante. Bien entendu, autonomie ne signifie pas que le registre du Sujet monumental, qui tient transhistoriquement, si j’ose dire, le discours de la Référence fondatrice, soit un registre détachable des conditions historiques d’évolution des sociétés. La Référence fondatrice n’est rien d’autre qu’une métaphore fondatrice. Mais cette dimension, les écoles l’ont perdue de vue, à l’Est comme à l’Ouest. À l’Ouest, on peut constater que l’objectivisme de l’après-Max Weber a produit une sorte d’aveuglement sur les grands mouvements institutionnels qui se dessinent dans le monde, à l’occasion du retour guerrier de l’Islam, lequel à mon avis ne fait qu’annoncer la nécessaire révision de certaines manières de poser les problèmes essentiels. Les études que j’ai promues devront être développées, il faudra bien en passer par là.

Vous avez évoqué la culpabilité. Un mot là-dessus. La culpabilité est l’accompagnement nécessaire de l’humain et là encore il y a une hypothèque à lever pour saisir ce que veut dire le terme culpabilité dans l’économie des montages institutionnels. Bien sûr, en ce domaine comme dans d’autres, l’œuvre de Freud apporte un éclairage irremplaçable, car sans la prise en compte du phénomène inconscient la culpabilité est incompréhensible et l’on pourrait, si le désir inconscient – le désir œdipien – n’était pas à l’œuvre, se passer de cette notion de culpabilité, en restreindre le champ à la manœuvre des spécialistes du droit pénal. La contre-épreuve de ce que j’avance, c’est l’arrivée, sur le marché si j’ose ainsi m’exprimer, des meurtriers sans culpabilité. Comment aborder ce point : l’avènement de criminels froids, libérés de toute culpabilité, je veux dire incapables de se représenter la transgression ? Il faudra certainement réviser nos points de vue superficiels et retravailler l’idée, avancée par Freud, du crime fondamental. En d’autres termes : retravailler notre idée de l’interdit. Je proposerai là-dessus quelques remarques importantes, à propos de l’affaire Lortie.

M.E. : Votre œuvre est une critique sans ménagement des sciences du Management qui aplatissent l’objet « société ». Les juristes positifs procèdent à la répétition. Se pose alors la question, comment le Droit peut-il échapper à la puissance, à l’idôlatrie et restaurer la notion des limites constitutives de l’espèce humaine ? (En d’autres termes, le Droit peut-il dans ce débat être proactif ou réactif ?)

P.L. : Suis-je sans ménagement ? J’essaie simplement d’être rigoureux dans mon étude de la problématique gestionnaire, ce dernier avatar de l’idée occidentale du Politique. Le Management est une question considérable, et je regrette profondément que la plupart des intellectuels jugent la phénoménologie gestionnaire indigne de leur réflexion. Encore faudrait-il peut-être, pour s’y retrouver, avoir une certaine expérience de la chose, ce qui est mon cas, puisque j’ai fait quelques séjours dans la pratique internationale et sur le marché des organisations. Alors mettons sur le compte de la crainte de se méprendre, l’abstention des intellectuels.

Sous l’influence, pour ne pas dire sous la pression, du mastodonte américain, les juristes européens se sont efforcés d’emboîter le pas, dans la démarche qui consiste à rabattre les questions de la normativité vers la positivité gestionnaire. Tout ce qui n’entre pas dans ce cadre scientifico-gestionnaire ne nous intéresse pas, jetons-le, soyons pratiques et positifs. La doctrine autour du concept de Decision Making transforme tout en paramètres objectivables. Objectiver veut dire, bien sûr, se soumettre à une méthodologie expéditive et tyrannique, qui exclut tout autre questionnement que celui qu’elle impose. Nous sommes entrés dans l’ère de la pensée fast-food, comme je le dis avec ironie. En somme, on veut éviter de penser les fondations de la pensée juridique. Aujourd’hui, certaines questions obligent à revenir en arrière, mais je doute que l’Éthique – reprise, jugée plus reluisante, de la Morale – soit en mesure d’aller très loin dans la réhabilitation du rapport entre ce que nous appelons société et la problématique des fondements d’une normativité. De quoi s’agit-il, que ne supporte pas d’envisager le Management tel qu’il fonctionne aujourd’hui, sur la base d’une dénégation systématique de sa position normative ? Il s’agit de s’interroger sur les fondements de ce qui fait Loi dans l’humanité, c’est-à-dire de s’interroger sur la toute-puissance, et je viens de dire où cette toute-puissance doit être située par nous qui réfléchissons à la logique des choses normatives. Il s’agit du mécanisme de la limite, mécanisme qui suppose que l’image toute-puissante soit cernée et reconnue à sa place pour être mise à distance. Branché comme il est sur le système techno-scientifique, n’ayant aucun recul par rapport aux manœuvres institutionnelles qu’il induit, le Management fonctionne comme une machine à produire des règles qui serait coupée de tout discours fondateur. Il faudrait, bien sûr, distinguer le Management américain du Management japonais, car celui-ci n’a pas du tout le même sens ni la même portée dans la société du Japon où il joue dans un tout autre contexte traditionnel. Pour ce qui concerne nos sociétés, le Management devra être l’objet d’un regard critique, afin d’être pris en compte comme corpus de règles.

En ce qu’elle concerne les juristes et le Droit, votre question sur les limites est bienvenue, car votre formulation fait écho à l’idée répandue d’un Droit considéré comme l’envers de la puissance. En somme, le Droit s’opposerait au concept de puissance, le concept de limite serait alors à son tour pris dans cette opposition et nous tomberions dans la dialectique en trompe-l’œil si familière aux Occidentaux, chez qui elle joue le rôle d’un montage aujourd’hui encore essentiel à nos manières de poser les problèmes : le pouvoir institutionnel d’un côté, les individus, les sujets de l’autre. Nous devons prendre les choses autrement et poser ceci : le Droit procède du pouvoir, il consiste à civiliser la puissance en disséminant dans la société l’institution de la limite, aussi bien vis-à-vis des instances représentatives du pouvoir que vis-à-vis des individus. Il y a là une mécanique complexe. Le Droit se fonde sur les montages sociaux de la Référence fondatrice, il est donc, en ce sens, un effet - l’effet que j’appelle normatif, un effet de la Référence donc. Mais inversement, le Droit en tant que discours de la limite rétroagit sur les montages de la Référence, en ce sens qu’il impose à son tour la limite aux instances de représentation de la toute-puissance. Mal­heureusement, l’humanité a connu tant de malversations ou de perversions de ce mécanisme, que nous finissons par confondre pouvoir et tyrannie. La réaction logique, de la part des sociétés modernes, c’est de mettre l’individu en position structurale de Référence, chacun devenant son propre législateur, son propre garant, un mini-État en somme. Mais, ces choses-là (L’individu-Roi et Légis­lateur de lui-même) ne durent qu’un temps, la logique institutionnelle étant implacable comme il se doit pour la logique : les individus deviennent des tyrans et d’abord vis-à-vis d’eux-mêmes, leur vie devient intenable, car un retournement s’opère, dans le sens où ils deviennent la proie de l’image toute-puissante et sont condamnés à une mort subjective. Le Narcisse moderne, c’est l’individu sans limite, qui ne reconnaît pas la division subjective parce qu’il ne sait rien de l’interdit qui le séparerait d’avec soi. J’appelle ça la désubjectivation de masse. Certainement l’humanité n’en restera pas là, mais la désubjectivation produit sous nos yeux des millions de victimes, dont la drogue est le versant le plus spectaculaire. Si l’on avançait dans la direction que j’indique, nous aurions de l’institutionnel moderne une autre vision et les études là-dessus pourraient produire un autre résultat que les perfectionnements académiques.

M.E. : Dans votre dernier livre, vous annoncez la parution prochaine de l’ouvrage : Le crime du caporal Lortie. Remarques sur l’institution du parricide. C’est du meurtre que vous voulez traiter. Pourriez-vous, s’agissant d’un fait juridique québécois, ébaucher quelques éléments inédits pour nos lecteurs ?

P.L. : Mes Leçons sur l’affaire Lortie seront publiées très prochainement, après l’été. L’attentat inouï commis par le caporal Lortie, je l’ai analysé comme un parricide. Lortie a tué des effigies du Père, cela ne fait aucun doute, de même que son discours s’est exprimé là-dessus de la façon la plus significative. Ce crime visait la Référence, en tant que principe fondateur de la différenciation subjective, c’est-à-dire selon le mécanisme des deux temps logiques de la filiation, en tant que principe fondateur de l’office du père, de tous les pères dans une société. L’important est qu’un procès se soit déroulé. J’ai eu l’occasion de donner mon opinion, au Québec même, sur le principe d’un procès. En soustrayant l’auteur des meurtres à la psychiatrisation automatique, les juges ont non seulement accepté de suivre un avocat d’une exceptionnelle qualité, ils ont travaillé dans le sens de l’éclaircissement de la problématique du meurtre dans nos sociétés. De nos jours, le meurtre a cessé de faire l’objet d’une réflexion approfondie, et je considère que la criminologie actuelle est dans l’impasse, étant inféodée aux idéaux gestionnaires. Par ailleurs, je pense que la presse du Québec a joué un rôle très instructif. Après une phase de sidération qui a conduit les journaux à tenir le discours sommaire habituel, elle est entrée dans un discours autre, de nature à préparer une authentique réflexion sociale et politique sur le meurtre, c’est-à-dire en définitive sur la problématique de l’interdit. En infligeant à l’inculpé une condamnation – je laisse ici de côté les aléas de la procédure judiciaire non encore parvenue à son terme en raison des recours après le premier jugement –, les juges nous proposent, comme diraient les anciens juristes, un casus qui, comme je le montrerai, nous fait apercevoir les principaux versants, sociaux et subjectifs, de la problématique de l’interdit.

Yvan Simonis : Votre œuvre est fermement installée aux frontières de la psychanalyse et du droit. Dans L’inestimable objet de la transmission, vous modulez les rapports qui s’y jouent dans le cas de la généalogie où de la famille se produit par l’artifice du droit qui différencie, sépare et lie par permutations, assurant ainsi l’émergence de sujets humains. Avec ce livre, vous avez rencontré, il faut l’espérer, l’intérêt éveillé de l’anthropologie, mais comment formuleriez­-vous les leçons de votre approche pour ce qui est des systèmes de parenté dans les sociétés sans écriture ?

P.L. : Je dirai d’abord ceci : j’ai relancé le concept de la généalogie, que j’emploie de préférence à la notion de parenté ou système de parenté. De par son étymologie, la généalogie est un terme qui m’est apparu couvrant un champ plus large, et sa richesse oriente les réflexions dans un sens qui oblige les spécialistes de la normativité, en particulier les juristes, à se sentir plus directement aux prises avec quelques questions centrales. Ainsi pouvez-vous apercevoir mon souci de rechercher dans la perspective des traditions qui portent l’Occident industriel, une voie d’accès permettant, dans la mesure du possible, de surmonter sans trop de peine nos manières instituées de penser le lien des sociétés contemporaines à l’impératif de l’espèce. Du côté des juristes et politologues, je peux vous assurer que le terme de parenté est perçu comme relevant du registre, si j’ose dire, familialiste conformément à la division privé/public ; généalogie implique que l’on fasse un pas de côté par rapport aux abords habituels.

Cela dit, mon entrée dans tous ces problèmes, qui a priori intéressent l’anthropologie, n’implique nullement que je me sente lié par le fait que l’Occident, dont je m’occupe avant tout, ait promu cette grande division entre sociétés avec ou sans écriture. Pourquoi ? Parce que, comme vous le notez, la psychanalyse tenant dans mes travaux une certaine place – une place que je vais préciser à l’occasion –, les catégories avec écriture/sans écriture sont moins prégnantes au départ ; je peux même dire que je n’ai pas eu à m’en préoccuper, ne rencontrant pas par ailleurs, de problème de collecte de matériaux, si ce n’est la difficulté de choisir, dans une masse documentaire immense, les prélèvements textuels adéquats. Au départ, mon travail constate simplement qu’il n’est pas de société sans interdit parce que nous savons, de par la constitution humaine de ce qu’en Occident on appelle la psyché, le psychisme (par opposition au soma, au somatisme : n’oublions jamais cette distinction implantée dans notre culture), la vie et la reproduction de la vie supposent la manœuvre de l’interdit. À cet égard, la découverte de l’inconscient demeure le point d’ancrage élémentaire de toute interrogation ayant pour visée de mettre au jour la fonction institutionnelle dans l’humanité, ici dans cette part de l’humanité qui relève des traditions ouest­-européennes.

Mais je dois vous dire aussi que mon œuvre ne se serait pas développée, si je n’avais reçu, sur le terrain, les leçons de ceux que j’appelle mes maîtres nègres. C’est en Afrique que j’ai compris, sans pouvoir alors le formuler, l’essence des montages normatifs de l’Occident européen, je devrais dire leur étrangeté. J’ai vu la rationalité du juridisme latin, plus généralement de la dogmaticité romano­-canonique comme une construction de fiction. Je voyais dès lors le savoir et le savoir-faire issus des apprentissages scolastiques en Europe comme produit artisanal indéfiniment repris, le produit humain ordinaire des mains qui s’y connaissent, manus artifices selon une formule du poète Ovide qui me sert si souvent de conseiller. J’ai donc eu la chance d’être confronté à une Antiquité non européenne, présente sous mes yeux et donc moderne, indulgente à mon égard, et qui m’a appris à m’interroger d’une certaine façon sur le mode de la sincérité. Je continue à penser que la démarche première de l’esprit scientifique, c’est la sincérité. Alors que je travaillais pour le compte des Nations unies ou sur le marché international des organisations, j’ai fait la bonne rencontre intellectuelle en Afrique. J’aurai à revenir un jour sur cette expérience fondamentale.

Je résumerai les choses en disant : toutes les sociétés sont dépendantes de la même contrainte structurale, par conséquent du même mécanisme de principe.

J’entends par là essentiellement la nécessité d’instituer le principe de Raison, dont procède la différenciation généalogique – différenciation imposée au sujet humain selon la logique de la filiation, une logique dont j’ai montré qu’elle comporte deux temps. Partout dans l’humanité on retrouvera ces deux temps à travers les montages de la Référence absolue ou Référence fondatrice, à laquelle sont accrochées les catégories sociales de la division. J’aurai l’occasion, dans de prochains travaux de comparer les productions historiques de la dogmaticité occidentale et quelques échantillons de traditions non européennes. Les anthro­pologues apercevront mieux encore le fonctionnement du mécanisme que je m’efforce d’étudier pour l’Occident.

Y.S. : Votre œuvre nous présente les avatars d’une longue histoire occidentale où, sous des scénarios qui semblent divers, se joue l’art constant des institutions, du Pouvoir, de régler la jouissance des sujets. Vous nous dites que dans l’amour politique, il ne faut pas en savoir trop et que l’adhésion qu’il entraîne suppose la croyance. Jouir devient l’affaire de l’inconscient traité à coups de culpabilité et de pardon, de jugements et de peines. En affrontant la bêtise du Management qui ne sait à quels jeux il se livre, en lui rappelant à la fois ses enracinements historiques et les profits indus qu’il s’attribue par un jeu de leurres où il ignore les déplacements qui fondent ses illusions, vous y voyez le travail d’une Référence Absolue indue et vous craignez pour le sujet les conséquences d’une configuration insuffisante et même pathogène. Comment le Droit dans son état actuel dans la tradition occidentale, et dont vous voyez les anciennes fonctions reprises par la Publicité et le Management, peut-il encore jouer le rôle que l’on devrait en attendre dans la limitation du développement des psychoses ?

P.L. : Je dois apporter quelques précisions générales, afin de mieux situer les pratiques normatives ultra-modernes parmi lesquelles prend place le Mana­gement. Il faut d’abord reconnaître que la tradition juridique, sans laquelle on ne peut pas comprendre comment s’insère le Management dans la culture d’Oc­cident demeure mal connue. L’histoire du phénomène juridique s’est concentrée sur la vie sociale proprement dite, laissant de côté un élément essentiel dont s’occupe une érudition très spécialisée, les montages grâce auxquels, en Occident comme partout, s’agence et se reproduit une fonction dogmatique. Qu’est-ce que la fonction dogmatique dans l’humanité ? Voilà une question élémentaire, qui commande notre réflexion moderne à propos de ce que vous appelez justement les scénarios des institutions et du pouvoir.

La fonction dogmatique consiste dans une société à mettre en scène la Référence fondatrice et à gérer – gérer ici, au sens de prendre soin, veiller à la bonne marche – l’effet normatif qui en résulte. Le Droit, dans son principe, n’est rien d’autre que cet effet normatif, dans la culture qui est la nôtre. L’ordre de la Référence, bien que le Droit s’en préoccupe en raison du rôle de l’État comme Référence moderne, n’est pas une affaire juridique. En langage scolastique, je dirais que la Référence est l’affaire des théologiens. Entre juristes et théologiens, circulait l’interprétation du discours fondateur à travers des notions telles que Dieu ou la Nature. Ainsi marchaient les choses normatives d’après le scénario mis au point par la Révolution de l’interprète au Moyen Âge, une Révolution que je ne suis pas seul à avoir repérée mais à laquelle j’ai donné tout son relief, parce qu’elle est plus importante, en matière d’aménagement de la structure dog­matique, que le XVIIIe siècle. Voilà pourquoi j’attache tant d’importance à la percée du Droit romain antique, remis en scène par le système pontifical, le système romano-canonique qui a fabriqué le montage de la Référence incarnée, de l’Écrit vivant, c’est-à-dire d’un certain état mythologique de la Référence, que nous appelons État, State, Staat, etc. Littéralement, l’État signifie faire tenir debout quelque chose. La fonction dogmatique, c’est d’abord cela ; elle passe donc par l’élaboration mythologique de ce qui fonde, de ce qui fait tenir debout, la Référence dont relève une culture. À partir de là, le phénomène juridique suit, il suit comme un effet.

Inutile de revenir ici sur la signification anthropologique de la fonction dogmatique. Toute la construction généalogique en dépend, par conséquent la façon de styliser l’interdit fondamental et d’en interpréter la visée, d’en conduire à bien le réglage en réglementant l’inceste et le meurtre. Ce sur quoi je voudrais insister c’est ceci : la fonction dogmatique, qui met en scène la Référence et instaure ce que nous appelons le Droit, est sous-tendue par l’impératif propre à l’espèce humaine qui consiste à instituer le principe de Raison, ce principe de Raison, qui nous renvoie aux notions de Loi et de Père, c’est-à-dire à la problématique de la différenciation subjective. Ainsi peut-on saisir l’enchaî­nement logique des montages institutionnels puisque de l’organisation et du fonctionnement de ces montages dépend l’ordre subjectif lui-même. Autrement dit, l’analyse de ce mécanisme, dont l’épine dorsale, si j’ose dire, est constituée par l’ordre des filiations, nous entraîne très loin : elle ouvre sur la question des grands équilibres – Loi, Père, Raison – dans les sociétés contemporaines. Quand un tel mécanisme structural nécessaire à la vie humaine est affecté comme il peut l’être aujourd’hui sous la pression des bouleversements induits par l’ultra­-modernité industrielle, la politique de l’interdit se dérègle dans le sens de la déshumanisation. Quand j’évoque les problèmes de la désubjectivation, c’est-à­ dire de l’impossibilité, pour une proportion élevée d’individus des nouvelles générations, d’avoir accès à la condition de sujet, c’est de ce déréglage dont il s’agit. Dès lors, vous voyez l’ampleur de la tâche qui attend ceux qui s’interrogent sur la problématique institutionnelle, c’est-à-dire sur la fonction dogmatique à notre époque ; il s’agit de repenser le mécanisme de l’interdit fondateur.

C’est précisément sur ce terrain (le mécanisme de l’interdit) que le Management est devenu une question centrale. À vrai dire, le Management n’est pas bête, il n’est pas plus bête que l’ancienne scolastique européenne, et nous devons nous souvenir de ceci : les constructions institutionnelles de l’humanité ne trouvent pas leur adéquation à partir d’explications scientifiques, mais à partir de systèmes de représentation d’essence religieuse, mythologique. Cela est essentiel à considérer. Grand consommateur de travaux scientifiques, le Management ne tire pas son efficacité de la Science comme telle, mais de sa capacité de faire de la Science une représentation pouvant mobiliser, selon une formulation qui me semble appropriée, l’amour politique c’est-à-dire l’amour adressé à la Référence par l’intermédiaire de ses relais symboliques. Dès lors, la question devient pour nous : quel scénario le Management met-il en œuvre ?

Ainsi. vous pouvez voir que le rapport à la Référence, telle que j’en ai analysé le mécanisme dans mes Leçons, n’est jamais à proprement parler indu. Ce rapport existe ou n’existe pas, et il peut être saccagé, perverti, etc. L’expérience nazie n’a pas fonctionné sur la base d’un rapport indu, mais sur la base d’un rapport saccagé. Dans l’hypothèse nazie, le principe de Raison était saccagé. Bien des questions peuvent s’éclairer à partir de cette remarque. Si nous prenons le Management par exemple, le problème n’est pas d’être pour ou contre le Management, puisque l’apparition de cette technique du gouvernement des entreprises et, de proche en proche, du gouvernement social résulte des contraintes industrielles. Le problème est de le comprendre, d’analyser ce à quoi il fait face sur le terrain institutionnel et d’en tirer des conclusions critiques par rapport à la logique structurale. Peut-être alors, si cette analyse se montre pertinente. le discours contemporain sera-t-il moins simplificateur et expéditif.

En fait, nous devons comprendre les bouleversements introduits dans notre représentation du pouvoir depuis trois siècles, exactement à partir du moment où les États ont monopolisé la fonction dogmatique. C’est ce point-là qui demeure obscur : qu’est devenue la problématique dont la religion était en Occident le dépositaire ? La notion de sécularisation est insuffisante, car nous raisonnons comme s’il s’était agi d’une grande lessive institutionnelle, à l’issue de laquelle les religions étant nettoyées, on n’en parle plus, elles subsistent dans quelque recoin de la culture. Or, précisément sur la problématique du Père, les religions détenaient un pouvoir de représentation. Par ailleurs, le terme religion me paraît hypothéqué, il a peut-être fait son temps pour les Occidentaux. Nous devrons le repenser. De même, nous devrions tâcher de réviser la pensée commune sur le Droit, conçu désormais comme un produit industriellement usiné ; nous avons déraciné le Droit en le coupant de l’interrogation mythologique des fondements : pourquoi des lois ? Vous vous souvenez que cette interrogation radicale a été posée avant tout sur le terrain de l’inceste : pourquoi des lois ? signifie d’abord pourquoi l’interdit de l’inceste ? C’est autour de cela que nous tournons lorsqu’est évoqué le problème de la Raison dans les sociétés modernes. Aujourd’hui, le Management – je parle ici du Management d’origine américaine, non du Management japonais intégré dans une culture tout autre que la nôtre – ne peut pas ne pas rencontrer ce problème de toutes les sociétés où se joue l’idée de normativité. Mais, pour entrer plus avant dans cette analyse, il faudrait d’abord décrire le puzzle des divers discours qui constituent la normativité de l’Occident contemporain. Le Droit n’a plus le monopole dogmatique, si j’ose dire ; les Social Sciences, Human Sciences, partagent le pouvoir normatif de facto, et le Management lui-même, en tant que culture d’entreprise, est un système juridique qui s’ignore. Voilà qui complique les choses. Néanmoins, ne perdons pas de vue l’essentiel : le mécanisme structural s’impose comme tel, comme principe indéménageable, dans toutes les situations historiques.

Y.S. : Votre œuvre relance avec de nouveaux atouts le dossier délicat – et presque toujours mal aimé dans l’anthropologie francophone – des rapports de la psychanalyse et de l’anthropologie. L’anthropologie a pris l’habitude de nouer le biologique et le social mais n’a pas celle d’y ajouter l’inconscient. Pensez-vous que la Ratio de l’anthropologie ait besoin de ce verrouillage pour développer son discours ?

P.L. : À vrai dire, je ne pense pas qu’il soit possible de répondre totalement à votre question. Je veux dire par là que la psychanalyse ne doit pas être prise d’abord comme un corpus académique et c’est bien là la difficulté de l’évoquer. La psychanalyse a été tellement triturée, elle est l’occasion de tant de contorsions intellectuelles dans les milieux de psychanalystes eux-mêmes, que je serais tenté de vous retourner la question : de quoi parlons-nous, où en est la psychanalyse selon vous et qu’en attendez-vous ?

Pour ma part ayant une grande expérience de la psychanalyse, je dirai simplement ceci. Revenons à cette notion d’une fonction dogmatique et définissons-la : la fonction dogmatique consiste, dans une société, à nouer le social, le biologique et l’inconscient. Ce qui noue ces éléments, ce n’est pas un savoir académique, c’est un discours provenant d’un certain montage et sous statut d’exercer une fonction nécessaire à la vie et à la reproduction de la vie. Sur cette base, je constate que la découverte de l’inconscient a permis à l’humanité industrielle occidentale, parvenue à un certain stade de son histoire, de ne pas se prendre pour une sur-humanité, c’est-à-dire une humanité qui n’aurait plus rien à voir avec les mythes et la problématique sauvage de l’interdit. Autrement dit, par cette découverte accidentelle les Occidentaux sont en mesure d’échapper au pire – la croyance en leur propre toute-puissance – et de retrouver le chemin ordinaire de l’humanité. À partir de là, selon les propositions que je fais dans mes travaux, la psychanalyse ne peut pas être présentée comme une sorte de produit de consommation intellectuelle offert à une clientèle, en l’occurrence d’anthro­pologues. Selon cette logique, le client prend ou refuse, il est pour ou contre. Non, il faut sortir de ce cercle. Très simplement, je dirai : si l’on refuse de prendre acte de la découverte de l’inconscient en en tirant quelque conséquence majeure, une telle position de principe équivaut à refermer les interrogations, notamment celles que véhicule l’anthropologie, et d’une certaine façon à s’interdire de penser. Maintenant, un très grave problème se pose : comment traduire l’apport de la psychanalyse en termes tels que d’une part la psychanalyse ne soit pas présentée de façon réductrice, d’autre part l’anthropologie – j’en dirai autant du Droit – puisse en tirer un authentique bénéfice ? Vous savez que je m’emploie aussi à cette tâche délicate.

Y.S. : Vous conviez les anthropologues à prendre au sérieux l’anth­ropologie de l’Occident et vous leur proposez par une anthropologie du Droit d’y aller directement mais vous nous prévenez, avec beaucoup d’ironie, qu’avec le travail de l’inconscient il faut s’attendre aux mensonges, aux leurres, à la culpabilité dont le social a bien besoin pour s’en tirer avec une instance aussi retorse. Pourriez-vous indiquer comment le Droit s’y prend pour leurrer l’inconscient, sauver la mise du social et assurer au biologique ses limites ?

P.L. - S’il y a une voie d’accès vers une anthropologie de l’Occident, cela signifie d’abord la nécessité de passer par bien des détours. Par exemple, il ne faut pas prendre le droit comme étant simplement le Droit, un capital technique géré par les juristes. Dans les sociétés issues de la tradition ouest-européenne, il est nécessaire de considérer ce que j’appelais à l’instant le puzzle normatif dans son ensemble, et cela ne peut se faire que si l’on tient compte du mécanisme historique de fragmentation des discours à partir de la Révolution de l’interprète. Peut-être convient-il alors de ne pas voir l’histoire comme un développement linéaire et de tenter l’expérience d’une réflexion de cette histoire à partir d’une réflexion sur le temps. On comprendra ainsi que l’évolution de la structure dogmatique occidentale se déploie à l’échelle d”un système de représentation qui se transmet comme une mythologie, c’est-à-dire prenant en compte un temps hors du temps. J’ai beaucoup insisté là-dessus dans mes Leçons VII sur l’État et le Droit. À cette condition. les textes qui se succèdent peuvent prendre statut de matériau anthropologique et nous pouvons commencer à étudier la vie institutionnelle de l’Occident, système millénaire, comme la vie de tout autre système qu’aborderait l’anthropologue.

Cela étant dit, si donc le système juridique est restitué à la fois à son contexte millénaire et à la problématique de la structure, il devient pensable de s’interroger sur le Droit, du point de vue des préoccupations dont votre question fait état. Vous évoquez de nouveau l’inconscient. De quoi s’agirait-il ici ? Je vais résumer simplement les choses, en soulignant bien que le Droit, comme tout corpus dogmatique, ne se propose pas au sujet humain doué d’inconscient sur un mode qui serait celui du duel. Le Droit n’est pas une chasse à l’inconscient, cela n’aurait aucun sens. Sans doute y a-t-il encore aujourd’hui, toujours à l’œuvre dans les études sur l’homme et la société, une tendance à voir le lien humain comme un lien entre deux entités qui seraient en opposition de principe : l’individu/le social. Il est nécessaire de liquider dans nos études cette erreur de perspective. Les montages institutionnels dont relève ce que nous appelons le Droit ont pour visée d’instaurer le tiers dans les vies humaines auxquelles le discours normatif s’adresse, toujours au nom d’une Référence fondatrice. Pourquoi ce mot : le tiers ? En quoi le Droit est-il en position de tiers par rapport à l’individu ?

Cela nous reporte au problème fondamental de la subjectivité, de l’organisa­tion généalogique et, plus généralement, du principe constitutif qui rend possible la parole en société. Le Droit est une pièce maîtresse dans la fonction de triangulation. Pour saisir cette affaire si complexe, mais néanmoins tout à fait abordable, il faut se débarrasser des simplifications abusives répandues aujour­d’hui à propos de la communication – notion qui est actuellement loin d’être comprise comme impliquant précisément le tiers institutionnel, l’Hermès social comme je dis parfois. Je ne reviens pas là-dessus. Le plus simple est de retourner vers l’exemplaire récit de Narcisse chez le poète latin Ovide : Narcisse est deux, c’est-à-dire il est son regard et le reflet de son visage que ce regard contemple à la surface de l’eau. Vous savez comment finit l’histoire de cet amour de sa propre image qu’il croit être l’image d’un autre : Narcisse meurt, de n’avoir pas eu accès au tiers séparateur, c’est-à-dire à l’interdit. Cet apologue situe très exactement la place structurale de la fonction normative. Précisément, le Droit, en tant que mise en œuvre de la normativité sous l’égide de la Référence absolue, est en position de Tiers structural par rapport au sujet qu’il concerne. À partir de là, on peut réfléchir aux élaborations juridiques de la généalogie et à l’aménagement des règles instituant le lien en société.

Y.S. : Vous vous inquiétez longuement des enjeux et risques liés aux cas récents des « mères porteuses », à la priorité des « contrats » sur la « filiation », à la différence souvent mal comprise entre « filiation adoptive » et « filiation de sang », aux transformations ou même au délabrement des fictions juridiques qui fondent l’organisation des généalogies. L’anthropologie s’en est également inquiétée (voir par exemple les travaux récents de Françoise Héritier). Comment voyez-vous, trois ans après la publication de L’inestimable objet de la transmission, les différences entre votre approche et celle de l’anthropologie à ce sujet  ? Qu’attendriez-vous de l’anthropologie dans ce dossier ?

P.L. : Un mot sur cette évocation de l’inquiétude, à propos de ces multiples problèmes qui tous relèvent de la problématique généalogique telle que je l’ai définie. Quant à moi, je ne m’inquiète pas, car je fais confiance aux réflexes vitaux de l’humanité. Je m’inquiéterais plutôt d’un manque de rigueur sur ces problèmes, de la part de ceux qui sont appelés soit à légiférer, soit à interpréter les règles admises par des sentences judiciaires, soit à formuler des opinions en tant qu’experts-conseils. Certainement, l’entrée dans l’ère industrielle où la biologie devient un produit de marché en même temps que le juridisme traditionnel est sommé d’argumenter sur le pourquoi des lois ? – sur cette question à laquelle ont été confrontées les sociétés de tous les temps –, l’entrée dans cette histoire ultra­-moderne va coûter bien des sacrifices, comme toujours quand l’humanité s’engage dans les bouleversements institutionnels. Il va falloir sacrifier un certain nombre d’idées toutes faites et réapprendre à s’interroger avec modestie. Je crains beaucoup l’emphase intellectuelle devant l’inédit. Vous remarquerez que je m’abstiens de participer au duel auquel se livrent si volontiers des intellectuels de tous bords. Vous remarquez également que, dans les discussions actuelles sur les diverses formes de procréation assistée, les questions les plus délicates ne sont pas encore posées dans toute leur ampleur, c’est-à-dire en les portant au niveau d’analyse où je crois avoir montré qu’il fallait les porter. Néanmoins, grâce à certains efforts où fort heureusement l’anthropologie n’est pas absente, la manière de poser les problèmes évolue.

En vérité, dans la procréation dite assistée et, plus particulièrement, à l’occasion du remue-ménage politico-juridique sur les mères dites porteuses, etc., ce n’est pas tant la matérialité des interventions qui devrait être mise en cause que notre manière d’aborder ce que j’appelle le fondement non disponible de la normativité. L’indisponible, qu’est-ce donc ? Nous touchons là au rapport des sociétés contemporaines à la problématique de la limite. Les nouvelles procréa­tions ne font que mettre violemment en scène l’interrogation refoulée par l’Occident industriel sur quelque chose qui dépasse la matérialité de la reproduction bétaillère des humains. Durant plusieurs décades, les juristes nouvellement épris d’éthique ont laissé se développer des législations et des jurisprudences que j’estime aberrantes, du point de vue des enjeux généalogiques dans la société moderne, c’est-à-dire quant à leurs effets sur la subjectivité des nouvelles générations. J’aurai à revenir longuement sur cela, dans un volume faisant suite à mes Leçons IV et qui va traiter de la filiation.

Par ailleurs, vous évoquez mon intérêt pour l’institution de l’adoption. Pourquoi l’adoption est-elle si intéressante ? Parce que, dans l’atmosphère actuelle de débordements quelque peu scientistes du discours sur la normativité, l’adoption est une entrée commode pour convaincre nos contemporains, fanatisés par les succès techno-scientifiques, que la vérité de la filiation ne se joue pas à travers la reproduction de la viande, mais à travers la construction subjective d’un enfant, autrement dit selon la loi de la parole. En somme, l’institution de l’adoption met en évidence le phénomène de l’artifice que constitue toute filiation, inséparable des grandes fonctions institutionnelles de la mère et du père, selon la logique de la permutation symbolique exposée dans mes Leçons. La filiation est toujours un montage qui implique la fiction, et c’est toujours – je dis bien : toujours – le langage qui prévaut, non le sang. La mère et le père sont donneurs de vie en tant que la vie dans l’humanité est liée au sens. Par conséquent, toute conception bétaillère de l’humain – j’use souvent de cette formule – est folle dans son principe.

À propos de l’anthropologie et de mon œuvre, je dirai que c’est aux anthropologues d’évaluer le point où en est leur discipline. Je pense que l’anthropologie, qui a tant apporté à l’Occident en même temps que sa position en tant que savoir institué dans la structure du discours occidental fait parfois l’objet de critiques, est en train d’évoluer, comme toute discipline vraiment vivante. Les concepts que j’avance relèvent de la logique universelle en matière de constructions institutionnelles ; ils sont autant valables pour apprécier les matériaux acquis par la discipline anthropologique, que pour promouvoir un nouveau regard sur l’Occident.

 

* Dialogue établi entre Pierre Legendre et Mikhaël Elbaz puis Yvan Simonis lors d’un séminaire donné à l’Université Laval (Québec) en 1987.

 

Entretien paru dans la Revue Anthrologie et Société, Vol.13 , n°1 consacré à “Ordres juridiques et cultures” 1989, p.61-76.

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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