La Nouvelle Nature
Pierre Legendre vient de réaliser un film sur une école, l’ENA. Les questions qu’il y pose donnent une densité impressionnante aux interrogations de notre époque : à l’heure de l’État désemparé, le management n’aurait-il pas à participer d’une responsabilité nouvelle afin que l’humanité ne devienne ni une foule, ni un amas de réseaux, mais demeure une pluralité de systèmes généalogiquement organisés ?
La Nouvelle Nature
Note pour une réflexion éclairée sur le management
Partons d’une formule suggérée par mon enseignement – la Nouvelle Nature -, par laquelle on peut désigner, me semble-t-il, la situation présente des civilisations confrontées à l’ultramodernité du système industriel devenu planétaire. Par ultramodernité, par ce néologisme que je propose pour qualifier la plus récente couche sédimentaire de notre géologie institutionnelle, j’entends ceci : ce que nous vivons, dans l’ordre de la gestion généralisée en voie de se substituer aux modes classiques de gouvernement et d’administration, ne saurait remettre en cause ce sur quoi s’appuie l’espèce humaine pour vivre l’organisation. Quoi donc ?
Je vais reprendre à mon compte une notation de l’ethnologue Marcel Mauss : « il n’y a pas de technique, s’il n’y a pas de tradition ». En termes plus proches de préoccupations gestionnaires, je dirai que l’abord des techniques de gestion doit apprendre, ou réapprendre, à concevoir à quel objet transmis ces techniques ont affaire. Mettons le Management en perspective, pour saisir ce qu’il véhicule et qui n’a pas du tout le même sens d’un point à l’autre de la planète. Occidentaux, ouvrons les yeux sur nous-mêmes, considérons le Management comme s’il était classique, c’est-à-dire comme devant compter avec le temps, avec ce qui a été et ce qui, anticipant sur ce qui sera, véhicule (à travers des pratiques de décision et d’exécution techniques) l’irréversible déjà là. Et c’est sous ce regard attaché à comprendre la génération des formes institutionnelles qu’on devrait aussi parler d’écologie industrielle – un thème encore trop peu travaillé ( si ce n’est en Europe, par des pionniers tels que Suren Erkman), et non pas seulement au sens restreint des rapports de l’économie avec l’environnement physique.
À partir de ces prémisses, je propose les brèves remarques suivantes, reprenant les principales questions soulevées dans ma conversation avec les rédacteurs de la revue :
- La civilisation ultramoderne est caractérisée par une fragmentation des discours et une spécialisation des savoirs, tandis que dans le même temps la fonction critique, si nécessaire à l’appréhension d’une évolution qui court devant nous, exige un outil de synthèse, qui puisse faire converger la réflexion vers un noyau central, vers cette logique que nous n’apercevons pas, parce qu’elle commande à l’invisible des constructions sociales et subjectives, c’est-à-dire aux systèmes de représentation institués par l’humanité.
Ce noyau, dont dépendent les formes institutionnelles et par conséquent le Management lui aussi, est l’objet de mes travaux d’anthropologie dogmatique. Cette notion définit un champ d’investigation dont l’importance n’a pas échappé à mes interlocuteurs ; elle notifie, d’une part, que l’étude ici nous plonge au cœur de l’anthropologie, au cœur du dénominateur commun entre les hommes, d’autre part, que la représentation nous porte et nous gouverne à notre insu. L’outil que je m’efforce d’élaborer oblige à relativiser les abords habituels, de type sociologique, et à prendre en compte non seulement l’historicité et l’insu des discours qui accompagnent les phénomènes d’organisation, mais ce qu’on peut appeler la géologie normative des systèmes ou encore l’ordre généalogique qui les constitue et nourrit leur capacité stratégique. Voilà pour l’essentiel, et c’est sur cette base qu’il convient, selon moi, de réfléchir à l’actualité, en tentant de restituer les doctrines et pratiques gestionnaires aux grands ensembles civilisateurs, aux systèmes d’orthodoxie et d’ortho-praxie qui composent la société mondiale telle qu’elle est.
- Un effet immédiat et pratique de cette problématisation est d’éclairer la place du Management dans les politiques internationales, en mettant au jour les insuffisances de l’analyse courante qui voit dans les États une fonction purement instrumentale. Concrètement, les interrogations élémentaires reprennent vigueur. Qu’est-ce qui mène le monde ? La gestion généralisée serait-elle un écran masquant autre chose que l’économie, autre chose que révèle précisément la longue tradition dont a émergé le concept occidental d’État, exporté partout comme s’il s’agissait d’une technologie ? Nous avons refoulé la nature anthropologique de l’État, sa valeur, comme j’ai dit, de Totem (au sens de l’instance repérée par l’ethnographie) avec ce que cela comporte dans l’édification d’un ordre normatif. Or, si nous prenons conscience de cela, nous constatons du même coup que ce n’est pas la notion ultramoderne de gestion qui serait par essence technocratique, mais bel et bien l’État lui-même que nous avons vidé, ou prétendu vider, où que ce soit (y compris dans les pays les plus libéraux), de sa valeur autre qu’économique ou instrumentale. Finalement, le Management est venu se greffer sur un arbre mort, sur un montage qu’on pourrait penser anthropologiquement mort. Je considère que la sous-analyse du capital institutionnel dont se soutiennent les politiques internationales handicape gravement notre vision du monde qui vient.
Pour illustrer cette situation de méconnaissance, je citerai l’aveu du directeur du FMI à propos de la Russie : « Nous n’avons pas vu que le démantèlement de l’appareil communiste était le démantèlement de l’État. Nous avons contribué à créer un désert institutionnel… » (août 1999). Ayant fréquenté l’ONU comme expert, je sais à quoi m’en tenir sur la légèreté des doctrines qui circulent dans les grands organismes internationaux, bien que par ailleurs je ne doute pas des compétences d’économiste de M. Camdessus. Mais il faut admettre que, faute de reconnaître la complexité des traditions normatives sur lesquelles on vient coller la greffe-État, non seulement on scie par avance, si j’ose dire, la branche sur laquelle pourrait prendre assise un mode de gestion qui ne serait pas une pure et simple importation des normes occidentales d’organisation, mais on aggrave les déséquilibres économiques et les risques de violence politique.
3) Je le répète donc : la technique doit assimiler les traditions. Le Japon en est un bel exemple, car cette économie à base d’entreprises de facture féodale a donné des leçons aux plus huppés des managers américains. Que n’enseigne-t-on à nos jeunes apprentis en gestion l’évolution de la gestion des stocks ou un peu d’histoire des idées qui ont alimenté la propagande autour des fameux « attelages de qualité » ! Ou encore, rappelons-leur l’esprit des fondateurs de la célèbre Harvard Business Review dans les années 1920, si attachés à la tradition du common law. Rien n’est plus formateur que de montrer les effets dévastateurs de l’idéologie de la table rase, dans tous les domaines où l’apprentissage des rapports humains aussi bien que la compréhension des montages organisationnels sont en question. Ayant porté un vif intérêt aux problèmes concrets de l’accès des jeunes générations, depuis l’après-guerre mondiale, à ce que j’ai proposé d’appeler la scolastique industrielle (en écho à la haute scolastique qui bouleversa l’Europe), je sais d’expérience que les formations expéditives (aussi bien en formation fondamentale qu’en formation dite continue), c’est-à-dire perdant de vue la perspective géologique des systèmes, conduisent sur le long terme à des impasses, y compris à des échecs économiques à grande échelle. Je l’ai, avec bien d’autres, constaté sur le terrain.
Cela souligne l’importance, à mes yeux, de la construction des programmes d’enseignement et des diverses pratiques scolastiques où se joue la cohérence du Management aujourd’hui. Quelle représentation en avons-nous et qu’en transmettons-nous aux plus jeunes ? Il serait temps de nous défaire d’un certain héritage non critiqué, transmis mécaniquement. J’ai toujours vu d’un mauvais œil le succès d’ouvrages qui tablent sur la manipulation. Je citerai un best-seller, toujours en vogue après ses rééditions successives depuis 1936 – date significative pour l’Occident alors en proie à l’expansion du discours totalitaire –, le livre aujourd’hui encore très prisé de D. Carnegie : How to Win Friends and Influence People. Il serait temps de voir le monde industriel autrement, d’abandonner un ton qui, selon du moins les prétentions à l’éthique des affaires aujourd’hui proclamée, n’a plus sa place.
- Quant au film sur l’École Nationale d’Administration que j’ai conçu avec Gérald Caillat et Pierre-Olivier Bardet, deux questions m’ont été posées par la revue : a) mon texte d’accompagnement et le film lui-même sont-ils une défense de l’État et de l’Administration à l’heure de la gestion généralisée ? b) quelle est ma position sur l’avenir de l’État et quelle serait mon attente d’une grande école de Management ?
La réponse est dans le film lui-même et dans le texte publié. Je travaille à promouvoir un genre cinématographique particulier, le film d’institution, sur la base d’une réflexion dont l’horizon est anthropologique. L’ENA est pour moi une sorte de case study. Nous avons mis en scène le regard français sur la Nation française, à travers le va-et-vient concret de deux promotions, si je puis dire dans leur « bain d’École », dans l’École telle qu’elle est et telle que ses responsables et ses élèves ont accepté de me la montrer, en se montrant tels qu’ils vivent les passages filmés par le réalisateur.
J’ai fait œuvre de casuiste, à l’heure où la scolastique industrielle est confrontée aux nouvelles exigences, ici dans le pays inventeur du mot « bureaucratie » et de « l’État administratif », cette grande invention institutionnelle qui s’est beaucoup exportée en deux siècles, au-delà de notre continent. Ma position est qu’on ne raye pas ces choses-là par des doctrines naïves, encore moins par des slogans. Ma position est aussi qu’on n’en comprend pas encore l’impact, du fait que les États ne sont pas une forme éternelle et que ce qu’on nomme retrait des États ne peut pas ne pas porter à conséquence, notamment quant à la relance (que je ne fais que constater) de la fragmentation institutionnelle ; j’appelle un chat un chat, et la situation présente une réféodalisation planétaire (privatisation des pouvoirs, pullulement des statuts particuliers). Ma position est, enfin, constatant l’essor mondial des idéaux gestionnaires, de travailler à penser le Management, à contre-courant donc du mépris de fer dont ce terme (héritage du vieux français médiéval auquel l’anglais a redonné un destin !) est l’objet dans nos milieux intellectuels. Quant à ce que j’attends de l’enseignement du Management, avec ou sans école spécialisée, je résumerai mon opinion ainsi : produire des gestionnaires qui, comprenant ce qu’ils sont et ce qui porte les montages institutionnels, soient capables de modestie quant à la prétention d’anticiper sur le long terme.
Bibliographie :
Le lecteur trouvera des indications complémentaires dans la série des Leçons, notamment les Leçons VII Le Désir politique de Dieu. Études sur les montages de l’Etat et du Droit, 1988.
Signalons également :
- Miroir d’une Nation, l’École Nationale d’Administration, Éd. Mille et une nuits / Arte Editions, 1999.
- Sur la question dogmatique en Occident. Aspects théoriques (Recueil d’articles), Paris, Fayard, 1999.
- La Fabrique de l’homme occidental suivi de l’Homme en meurtrier, Éd. Mille et une nuits / Arte Editions, 1996.
- Paroles poétiques échappées du texte. Leçons sur la communication industrielle, Paris Seuil, 1982.