Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Pierre Legendre : La modernité marche toujours au « canon »

L’explorateur solitaire de la sauvagerie institutionnelle, dans le rôle du grand imprécateur du monde occidental, a joué le jeu de l’interview. Et le (droit) canon, dans tout ça ? « À travers lui, le droit romain reste le support de notre modernité ».

 

Si peu qu’on en ait été informé, il y a un phénomène Legendre. Depuis au moins onze ans et son premier grand livre (L’Amour du censeur), cet impré­cateur, difficilement «apostrophable» à la télé, a dû se résoudre (sans joie exagérée) à être peu connu, rarement cité mais discrètement pillé par de plus habiles que lui. Cela est peut-être en train de changer. La publication, dans le désordre, de ses Leçons chez Fayard, permet de prendre la mesure du sacré bout de chemin parcouru par ce solitaire. Le dernier volume (L’inestimable objet de la transmission. Étude sur le principe généalogique en Occident) est une excellente introduction à une pensée plutôt coriace. Qu’il s’agisse, en effet, du droit canon ou des techniques de management, de dogmes ou de généalogie, des institutions ou des danses, de la publicité ou des bêtes, d’«aimer» sa patrie ou de «jouir» du pouvoir, le phénomène Legendre est là. L’homme – on s’en rendra compte en lisant l’entretien qui suit – n’est pas banal non plus.

 

Pourquoi a-t-il passé à ce point inaperçu ? Parce qu’il n’a pas su être une seule chose : spécialiste respecté de l’histoire du droit (La pénétration du droit romain dans le droit canonique classique, sa thèse de doctorat [publiée en] 1964), compagnon de route excentrique et excentré de Lacan ou, présentement, enseignant à la section des études religieuses de l’École Pratique des Hautes Études (lieu «mythologique» par excellence) ? Sans doute. Mais ce n’est pas pour autant un brillant touche-à-tout transversal ou un hérétique reconnu. Alors ? S’agit-il d’un émule tardif de ce Geza Roheim qui, le premier, « freudisa » l’anthropologie ? Non plus, puisque Legendre, bien qu’il en sache un bout sur ceux qu’il appelle affectueusement ses « maîtres nègres », entend bien nous parler de nous. Disons qu’il est probable qu’à un moment de sa vie, il a entrevu ce qu’il en était chez nous (en Occident) de l’institution du lien social – et qu’il en tremble encore.

 

« On n’aborde pas l’univers institutionnel avec des idées mais avec des fantasmes », dit-il volon­tiers avant d’engager ses lecteurs à « apprendre à lire les textes comme des fous ». Entendons par là que les textes aussi sont fous et que, tant qu’à lire, autant lire ceux dont procède notre civilisation jusque dans ses formes « ultra-modernes » (celles de « l’illusion gestionnaire »). C’est-à-dire les textes juridiques. Sur la nécessité d’une telle lecture, Legendre ne désarme pas plus qu’il ne transige. C’est notre capacité à reconnaître notre propre « sauvagerie » qui est en jeu.

Il doit être possible de mettre bout à bout les affirmations (véhémentes ou implacables) dont il ponctue ses livres et d’obtenir ainsi le tableau d’une anthropologie « legendrienne » qui oserait « écouter » le Texte sans sujet des structures institutionnelles comme s’il s’agissait du texte d’un sujet délirant. Mais il y a le style de Legendre, rhapsodique et ressassant, entre l’érudition et le vocabulaire louche ( de « cambuse »à « tripot », de « repaire » à « turbin »), entre la bande-annonce et le résumé. L’homme répugne à la communication car il est comme un laboureur qui n’aurait que son « champ » à communiquer. « L’espace mirifique de l’industrie ultra-moderne est investi par une doctrine de la Communication universelle » écrit-il, avant d’ajouter : « Charabia, dis-je ».

Quelqu’un a vu en lui un « Bunuel de l’anthro­pologie ». Ce n’est pas bête. Mais un vrai Bunuel, avec ses deux faces. La face Olvidados où la souffrance humaine, cela existe bel et bien et la face Voie lactée où les textes nous feraient tordre (ou mourir) de rire si nous ne mesurions pas ce en quoi, aussi, ils nous tiennent en (sur)vie. Une chose est sûre, pour l’un comme pour l’autre : « le mécanisme de la soumission politique, mécanisme d’une violence parfaitemmt démontrable ».

LIBERATION – Pierre Legendre, le mieux, pour vous présenter, est sans doute que vous articuliez les trois composantes de votre forma­tion : votre connaissance de l’organisation industrielle, votre érudition d’historien du droit et votre pensée personnelle liée à la psychanalyse. Autrement dit, qu’est-ce qui vous a fabriqué ?

PIERRE LEGENDRE. – En effet. Car je n’échappe pas à la condition commune qui est, bien entendu, d’avoir été fabriqué. Et d’abord dans ce domaine d’érudition juridique : si j’ai quelque chose à revendiquer en matière de filiation institutionnelle, c’est mon travail de juriste parmi les juristes…

Je vais développer ça pour m’échauffer un peu : étant devenu professeur de droit, je m’ennuyais tellement dans l’université, ça me paraissait tellement suspect de rester incarcéré dans les certitudes d’un monde en train de basculer, que je suis allé me faire la main un certain temps sur les problèmes d’organisation. C’est-à-dire que j’ai fréquenté les cabinets d’organisation, travaillé comme expert-conseil sur le marché international, puis dans le milieu des Nations Unies. Je sais ce que c’est que de vendre une usine clés-en-main et de présenter à la Banque mondiale les rapports de financement pour la formation ou le recrutement de la main d’œvre de ces usines qu’on parachute dans les pays dits sous-développés…

LIBERATION – Vous avez pourtant renoncé à cette carrière de « manager » international à la suite, notamment de vos aventures africaines.

P.L. – Ça se passait au début des années 60, au moment de la grande bascule du monde dans ce qu’on a appelé le Développement. C’est là que j’ai commencé à reconnaître qui j’étais et à quel point l’industrie, le phénomène industriel, est la culture même, qu’il fait partie des conditions anthropologiques de la reproduction de l’humanité d’aujourd’hui. J’ai pris, si je puis dire, de plein fouet, la question de ce qu’on appelle pompeusement le Développement qui est d’abord à base de destruc­tion.

Bien sûr, c’est le sort de l’humanité, d’avoir à détruire ce qui est. Mais la raison pour laquelle j’ai renoncé, à un moment donné, à faire une carrière internationale, c’est qu’il fallait faire le procès systématique de tout ce qui n’allait pas dans le sens des programmes préétablis. Il s’agis­sait – et cela toutes tendances politiques confon­dues – d’asséner des vérités, c’est-à-dire de conquérir cette humanité « non-développée ». (Je n’aime pas beaucoup tout ce vocabulaire du développement parce que je crois que dans toutes les sociétés de la planète, l’humanité affronte en permanence la question de l’esclavage, et c’est une affaire considérable que de reconnaître quelles sont les formes modernes de l’esclavage.) Dans les années 60, il s’agissait d’y aller dare-dare pour imposer la demande de Développement et le procès de tout ce qui avait été l’humanité locale : les écoles coraniques, par exemple, devaient être détruites : elles étaient présentées évidemment comme relevant de la débâcle assurée par les chantres du Développement… Là, j’ai appris à me méfier des prétentions gestionaires.

Le phénomène gestionnaire est foncièrement idéologue ; plus exactement il est conquérant et la conquête industrielle est une conquête fondamen­talement religieuse. Nous prétendons gérer le monde à coups d’idées simplistes ou simplificatri­ces qui sont autant d’armes entre nos mains. Eh bien, tout simplement, au cours des années 60, il m’a été impossible de passer l’idée que, loin d’être mortes, les religions allaient connaître un regain d’actualité. Parce que le monde n’allait pas s’enfoncer dans l’industrialisme comme ça, ac­cueillir avec le sourire ces programmes de dévelop­pement… Ce qui s’est présenté comme une « sur­prise », ce qui se passe depuis la crise du pétrole dans le monde musulman, c’est le début de quelque chose. Je ne dis pas que « nous n’avons encore rien vu, mais je dis que des « surprises » comme celle-là, il y en aura d’autres.

LIBERATION – Mais quelle est la place des religions aujourd’hui ? 

P.L. – Bien sûr, il faut s’interroger sur ce que deviennent les religions dès lors que les sociétés industrielles se sont mises à penser dans tout un système de laïcisation, les mêmes enjeux d’humani­té qui ont été posés pour elles à travers la religion. Il y a un effet de trompe-l’œil. Le christianisme appartient désormais au capital de l’humanité, ce n’est pas l’affaire exclusive des chrétiens. Par rapport à ça, dans les églises, ils sont en position de rentiers ; ils n’ont plus trop de questions à se poser, quoique, par exemple, leur obsession, aujourd’hui, c’est de ne pas rater le train de la science… Mais en fait, ils sont rentiers dans notre culture, de la façon dont joue pour nous la Référence absolue, ce que Lacan appelait l’Autre, disons : l’altérité pure. Là-dessus, ils peuvent laisser aller les choses, et puis, de temps en temps, ils clament quelque chose et ils sont sûrs que ça va leur revenir, non pas nécessairement sous forme d’adhésion, mais ils sont sûrs que ça va leur revenir parce qu’on se retrouve devant eux un peu automatiquement comme devant Sarastro, le maître de vérité, dans La Flûte enchantée de Mozart.

Il faut quand même savoir comme l’Église latine continue de former sa haute administration essentiellement par la voie juridique. C’est ainsi qu’en 1974, j’ai été amené à rencontrer l’actuel Pontife, alors qu’il était archevêque de Cracovie. Parce que Wojtila s’était fait une place d’étudiant très honorable parmi les érudits en commentant un manuscrit de Gdansk qui donnait lieu à des interprétations très délicates. Me trouvant en Pologne chez mon ami le professeur Vétulani, ce vieil érudit m’a donc présenté le Cardinal, son élève – en quelque façon, son « fils », selon les traditions de la filiation érudite –, un de ces jours où l’on disputait très sérieusement à l’archevêché de Cracovie de la réforme du droit canon. Vétulani m’a dit ce jour-là : « Vous avez vu mon élève Wojtila ? Eh bien, nous allons en faire un pape. » Bien entendu, quand j’ai rapporté ça en France, du côté du Quai d’Orsay, on m’a ri au nez. « Si le prochain pape n’est pas italien, il sera français », m’a-t-on assuré.

LIBERATION – Ce qui est au centre de votre formation, l’histoire et l’actualité du droit, et qui est l’un des accès de base à toute la structure du monde, vous a amené aussi bien à écrire sur la danse…

P.L. – En fait, j’ai été formé par des gens, en Europe ou en Amérique, qui m’ont véritablement cassé les reins en m’apprenant que ce qui comptait, c’était d’abord d’apprendre à lire les textes et à les commenter d’une certaine façon. J’ai eu parmi mes maîtres en France, Gabriel Le Bras, très fin connaisseur de la tradition des juristes ; j’ai eu la chance de fréquenter en Amérique, Stephan Kutt­ner, et surtout de correspondre avec un homme qui est très important pour moi : Ernst Kantoro­wicz. Je peux dire qu’en France, je suis son élève. Et je crois que ce que j’ai entrevu dans l’autre monde institutionnel, dans le monde nègre, grâce aux coups qui m’ont été portés par ceux que j’appelle avec toute la révérence et l’affection qui leur est due, mes maîtres nègres, je crois que ce que j’ai pu apercevoir en Afrique, je le dois essentielle­ment à ma formation d’érudit et de juriste.

C’est ainsi que lors d’une de mes tournées de travail en Afrique centrale, j’ai été invité à une fête très populaire pour le sacre d’un évêque nègre. C’était quelque chose de tout à fait étrange par rapport au sacre d’un évêque européen actuelle­ment ; mais ce que tout à coup j’apercevais dans cette liturgie catholique transplantée, subvertie et enrichie d’initiatives locales, c’était quelque chose que je connaissais déjà très bien : tout simplement j’avais vu ça dans les textes de l’Europe carolin­giene, voire mérovingienne.

Tout ce qui est de l’ordre des cérémonies, des liturgies, est très important dans la gestion du monde. Je voyais une cérémonie qui jouait dans des intervalles analogues à ceux encore laissés libres à l’époque mérovingienne par la règlementalion canonique. Notamment en ce qui concerne la réglementation des chorégraphies religieuses : c’est décisif ce que nous enseigne sur l’Occident le vieil interdit portant sur les danses. Ça dépasse les remarques qu’on peut faire d’un point de vue esthétique, puisque ça met en cause toute la conception que j’appelle psycho-somatique de l’homme occidental, c’est-à-dire ce marquage de l’humain qui, s’il ne fonctionne pas au couteau (comme pour la circoncision), institue une coupu­re inouïe par la doctrine de l’âme et du corps. Et le fait de l’avoir instituée, cette coupure, donc de l’avoir préservée de toute remise en question, joue comme un écran et permet de masquer le déchire­ment subjectif. De là, cette assurance apparente de l’homme occidental.

LIBERATION – Vous dites quelque part (c’est le thème de L’Amour du censeur comme de vos récentes Leçons sur « la fonction dogmati­que ») que « l’accomplissement du droit romain par le christianisme, voilà un thème à ne jamais oublier » et, dans tous vos ouvrages, vous ne cessez d’inciter le lecteur à s’intéresser à la façon dont, au Moyen Âge, les juristes de l’église catholique – comme Gratien – ont bâti un droit canon qui reprenait et poursuivait le droit romain de Justinien.

P.L. – Le droit romain est le support de notre modernité. Étudier la société industrielle sans cet élément-là, c’est comme si l’on prétendait rendre compte des sociétés islamiques sans le Coran. De même, la place du droit romain et canonique est la clé du questionnement sur les grandes inventions institutionnelles – il faut parler de grandes inventions institutionnelles tout comme on parle des grandes inventions techniques – : ces grandes inventions institutionnelles que sont l’État, ou le contrat, ou l’ordre psycho-somatique de la signifi­cation… Tout ce qui construit, fabrique la reproduction d’un certain mode de la subjectivité sans lequel il n’y aurait pas d’économie ni de politique. Et c’est essentiellement ce que l’Occident exporte sur toute la planète c’est-à-dire que le droit romain, le christianisme et l’industrie font partie de la structure du monde, qu’il est véritablement porté par ça. Là où l’on fabrique de l’État, là où l’on fabrique du contrat, là ou l’on exporte la conception psycho-somatique de l’hom­me, eh bien, on tramplante l’ordre industrialiste. Évidemment, ce que je dis là est scandaleux à beaucoup d’égards, alors que nous nous conten­tons généralement d’aborder la reproduction de l’humanité à travers l’historiographie sociale et économique d’une part, et à travers les données de l’ethnologie d’autre part, pour les sociétés dites sauvages. Mais nous n’acceptons pas encore d’observer d’un point de vue anthropologique la reproduction des institutions de nos sociétés. C’est ce qui est le cœur de mon travail. Certes, on parle par exemple en économie de l’influence du protestantisme,etc. – ce qui a aussi sa place – mais l’essentiel est de voir l’armature juridique de tout ça.

LIBERATION – Et la psychanalyse dans tout ça ? Comment situez-vous la troisième composante de votre fabrication » ?

P.L. – Je n’ai eu affaire à la psychanalyse que parce que je m’inscris résolument dans le malaise, c’est-à-dire dans la condition humaine qui est celle du malaise. Mon rapport à la psychanalyse est un rapport très combattant. Parce que la psychanaly­ touche à la fibre de la vie, à la fibre la plus essentielle de l’être. C’est au titre de mon expérience propre de la traversée analytique que je peux en dire quelque chose, mais certainement pas le compte-rendu de mes souffrances subjectives, ni de ces prétentieuses élucubrations théoriques qui font la sous-culture analytique aujourd’hui.

Non, si la psychanalyse a pour moi une telle importance, c’est que mon travail tourne autour de l’inévitable point qu’elle a remué : celui du rapport qui existe entre tout sujet humain –c’est­ à-dire doué d’inconscient – et les institutions. Il n’y a pas de sujet sans institution. Ce que Freud a remué avec tant de constance, c’est la question du sujet humain – le fait qu’il doit se diffèrencier dans la perspective de la vie, dans la perspective de la reproduction de l’espèce (c’est-à-dire de toute l’institution langagière)… – qui est aussi la perspective de la déroute de toutes les politiques institutionnelles qui auraient en vue d’assujettir, de « se payer » le sujet humain comme s’il était un simple bétail destiné à la copulation. La grande découverte de Freud est dans ces manœuvres inconscientes du désir qui débordent de toutes parts la phénoménologie purement biologique de la reproduction. C’est dans cette perspective – pas de sujet sans institution, pas d’institution sans sujets – que la personne de Lacan a été si essentiel­le pour mon travail, malgré la conjoncture très parisienne, très française, si peu favorable à l’évolution d’une pensée qui ne m’embarrasse pas du turbin abusif des organisations diverses.

LIBERATION – C’est la pensée, l’œuvre ou l’École de Lacan qui a été pour vous « essentiel­le» ?

P.L. – C’est à la personne de Lacan que j’ai eu affaire et elle est inséparable de ses élaborations, qui, un certain moment, tournent court, repar­tent, retombent… comme c’est le lot de toutes les pensées un peu fortes. Lacan était un homme curieux qui acceptait autre chose que les prêchi­-prêcha et les rabâchages. Pour ce qu’il est advenu de l’establishment psychnalytique, disons que dans le milieu analytique, à force de négliger la dimension absolument radicale du phénomène juridique, on produit une sorte d’« humanité supérieure » qui se reproduit dans cette atmosphè­re de sous-culture, de suffisance… et qui produit beaucoup d’analystes, mais quant à l’analyse, savoir s’il y en a encore, c’est une autre paire de manches. Je crois que la psychanalyse, toutes tendances confondues, est entrée effectivement dans l’ère de la gestion, d’une sorte d’engineering de l’âme humaine, où experts et théoriciens auront toujours la réponse adéquate aux problèmes les plus inattendus.

LIBERATION. – Entre la Loi telle que Lacan l’a promue d’un point de vue psychanalytique et la pratique des lois que vous aviez étudiée en tant que juriste, qu’est-ce qui se passe ?

P.L. – L’aphorisme de Lacan :  « le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre », ne peut venir à maturité théorique si l’on évacue la question du rapport à la Loi, c’est-à-dire aussi de la fonction du père, de la différenciation subjective et du destin des signifiants de la parenté qui sont des signifiants juridiques. Il y a ambiguïté du terme de loi qui vient de la tradition des juristes et qui est manié aussi par le monde scientifique. Lacan a restauré ce mot en montrant que le sujet du désir a affaire à la Loi – la Loi majuscule. De sorte que la question de la Loi est devenue un enjeu clinicien pour la psychanalyse, mais cet enjeu clinicien est par hypothèse dépendant du registre juridique, de ce qui fait qu’il y a de la Loi, c’est-à-dire un fonctionnement normatif d’essence juridique. C’est une dimension qui devrait intéresser tout autrement ceux qui se mêlent de psychanalyse. Et de même, le fait que Freud ait ouvert cette affaire de l’inconscient, ça ouvre sur un gouffre pour ceux qui ont à légiférer.

Par exemple, le changement de sexe, ça pose un problème de droit, mais comment ? Dans notre société libérale, contractualiste, si on traite un changement de sexe par rapport aux idéaux du contrat, c’est-à-dire au fond par rapport aux idéaux du marché, on dira : tout chirurgien recon­nu compétent, s’il n’y a pas de contre-indication physiologique, contracte avec son client, et il l’opère. C’est de l’ordre du contrat civil et commercial. Alors, de ce point de vue, la réponse est claire : le chirurgien a le droit de procéder à cette opération de « changement de sexe ». Seule­ment, il y à un deuxième registre où, précisément, la question de la Loi prend consistance, c’est la question : eu égard à l’enjeu inconscient, est-il au pouvoir de qui que ce soit de changer le sexe ? Autrement dit, qu’est-ce qui se passe pour celui à qui on a coupé la queue ? Nous savons, en termes de clinique psychanalytique, qu’il s’agit d’abord pour celui qui présente une telle demande d’une « mise en acte », du passage à l’acte d’un fantasme inconscient… L’enjeu de la loi, là, c’est la question du père, et le chirurgien, en l’occurrence, se retrouve comme une espèce de dérision du père, qui prend le couteau… et qui coupe effectivement la queue du fils ! Et nous, nous nous retrouvons sur ce marché du changement de sexe où ça y va dare-dare et sans scrupules, et il s’agit quand même de tout autre chose que de la circoncision ; il s’agit, il faut le dire, d’un nouveau rapport­ – fou – à la question de la Loi.

LIBERATION – On assiste à un emballement de toutes ces questions, qui croisent les réflexions de votre séminaire récemment publié sur « l’objet de la transmission » généalogique :  la question des mères porteuses, celle du double nom, etc.

P.L. – ll y a emballement parce que l’emballe­ment sert aussi à répéter : il faut régler ça, et ça, et encore ça, d’urgence… De toute façon, ça sera réglé, et il y en a qui régleront la note. 

Je suis talonné par les gens qui me disent, dans diverses instances : vite, tout de suite une solution juridique… Mais il s’agit de savoir s’il y a encore des interprètes en Occident, ou s’il n’y a plus de normativité du tout. Il s’agit aussi de savoir si l’on parle dans le vide, ou si on parle à l’échelle du sujet souffrant. On peut légiferer à tout-va, mais on ne fait que reporter la question d’un cran. Et si, par ces nouvelles règles, on se met en position de fabriquer des milliers de psychoses infantiles dans l’avenir, on aura seulement remplacé notre embar­ras actuel par des problèmes de « recyclage des ordures à l’échelle sociale » – je veux dire que pour tous ces cas qu’on aura déclenchés, on n’aura plus qu’à « se payer » les enfants avec l’infanterie des psy en tout genre…

Quant on met en cause certaines choses, ce sont les béquilles des humaim qu’on scie à la base.

Comme dans cette question du changement de nom : si on verse des problèmes aussi considérables dans l’escarcelle des partis politiques, c’est non seulement une erreur, c’est une tromperie à grande échelle. C’est aussi afficher un fantasme de toute­ puissance par rapport aux autres sociétés, tous ces nègres avec toutes leurs histoires si compliquées pour la transmission du nom… Mais quand on se casse un peu la tête, hors de la précipitation, ce qu’on retrouve comme question centrale, c’est celle du père : le montage de la fonction paternel­le. Parce que la famille, ce n’est pas la cellule sociale de base et toutes les banalités, qu’on raconte ; la famille, c’est un montage politique fondamental à deux étages qui soutient la fonc­tion, et la fiction, du père.Tout le droit est à base de fictions et s’il y a une fiction par excellence, c’est la fiction du père. En double commande : nous sommes d’abord les enfants de la Réference absolue (les sujets de la Normativité), et ensuite, éventuellement, père et fils, etc. Tout ça ne se manipule pas n’importe comment sous prétexte qu’il faudrait légiférer d’urgence.

LIBERATION – Avec L’Amour du censeur, Jouir du pouvoir... et les livres qui ont suivi, vous avez enfoncé quelques-uns des clous que vous venez d’évoquer. Ces livres ont trouvé leurs lecteurs, mais comment interprétez-vous l’abyssal silence dans lequel ils sont tombés, un à un ? On suppose que ça a été difficile.

P.L. – C’est, en effet, absolument douloureux. Mais je crois que là aussi, on rencontre des phénomènes structurels. On a dans cette affaire un autre exemple des phénomènes religieux : la France est un pays marqué par la tradition de la Contre-réforme où il y a place pour des penseurs officiels et aussi pour l’hérétique officiel, mais je ne suis pas classable non plus dans cette catégo­rie… Quand j’insiste sur la crétinisation française, ce n’est pas sans voir ce qu’il en est du monde anglo-saxon. La crétinisation au cœur de I’Améri­que aussi, il faut se la faire. En Occident, ça travaille dur à crétiniser. Et d’abord au nom de la science, bien sûr, dans nos sociétés scientifiques ; mais, même si c’est scientifique, dès l’instant où l’on gère au nom de cela, ça cesse d’être scientifique pour passer dans l’ordre du juridique. On crétinise à coups de discours qui donnent à entendre que c’est la science qui nous gouverne. De sorte qu’aujourd’hui, avoir accès à une dose minimale d’humanité subjective, ça va devenir un privilège. Privilège de qui ? C’est une question. 

 

 

Propos recueillis par René-Pierre Boullu, Emmanuel Crimail et Serge Daney, Libération, jeudi 5 décembre 1985, p.32-34

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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