Une métaphore de l’institutionnalité : la Mode
« Le silence qui peuple les miroirs a forcé sa prison. » Jorge Luis BORGES
L’expression par le vêtement partage avec la musique et la danse d’être un art sans parole. Et pourtant, nous sommes au cœur du langage. Ce dont il va être ici question a pour référence une exposition tenue à Tokyo en 2010 par Aya Nishitani, architecte spécialisée dans la mode.
Accompagnée de photos, cette mise en scène des vêtements de haute couture créés par la jeune artiste avait pour titre : « Ciel Volent les Habits » - traduction selon l’ordre des mots du japonais « sora tobu kuku » -, ou en français ordinaire «les Vêtements qui volent dans le ciel ». Mon commentaire s’appuie sur deux de ces photos. L’une (image A), à l’analogue d’une peinture surréaliste, représente l’habit porté par un mannequin qui semble en suspension dans les airs ; l’autre (image B), prosaïque, montre les coulisses, l’atelier même où l’objet promis à la commercialisation est en quelque sorte expliqué, proposé dans sa technicité vestimentaire.
Partons de notre vocable « mode ». Nous avons reçu de la tradition latine modus, un terme polysémique comme ratio, bon à plusieurs usages. De la notion matricielle de «mesure», nous passons au sens de «limite», puis « manière de se conduire », et finalement « manière de faire», «façonner», avec ses connotations variées (le bon ton, la vogue), d’où provient le sens courant : la mode. Le terme évoque alors le socialement établi mais passager, un moment précaire, créateur d’une doxa en matière d’habillement.
Féconde en gloses superficielles, la doctrine commune dont se nourrissent les magazines a du moins le mérite de nous renvoyer à la passion de montrer. J’emploie ce mot (le français «montrer») en distinguant la double direction sémantique des anciens : monstrare, qui signifie « prescrire une voie à suivre» ; ostendere, ce qui est offert aux yeux est produit comme un signe qu’on doit interpréter 1 . En somme, la mode relève à la fois du précepte industriel, imposé aujourd’hui comme un signal adressé par les médias à la clientèle gouvernée par les managers du marché, et du mystère esthétique - à entendre comme présage de l’objet idéal (ici j’en appelle à Baudelaire traitant de la mode) « dont le désir titille sans cesse l’esprit humain non satisfait ».
Quand dans les années 1860, Baudelaire, critique d’art, écrit sur la Modernité, il égrène les thèmes du Beau, de la Mode et du Bonheur, qui immanquablement le conduisent à la célébration de la femme - disons plus exactement de l’idole féminine costumée. N’omettant pas d’évoquer en passant l’expérience exotique si chère au Romantisme, ses formules appartiennent au style d’épopée du discours sur le costume, tel que pensé par les hommes d’ Occident : « haute spiritualité de la toilette… , vastes et chatoyantes nuées d’étoffes… , éloge du maquillage », etc. Mais aussi, en observateur raffiné des mœurs, il a porté sur les gravures de mode, devenues un genre très populaire, ce jugement réfléchi : « l’homme finit par ressembler à ce qu’il voudrait être 2”.
Ce propos dépasse le manège occidental, il touche à l’universelle question : les jeux de l’identité/ altérité dans la civilisation, avec ce qu’ils ont à faire valoir d’essentiel - la vérité insaisissable de la condition humaine dont l’expression est à la charge des poètes. À ce que je viens de rapporter, j’ajouterai cet autre propos, celui-là de Mallarmé, intéressé à son tour par la mode et parlant des visiteurs de Paris : «…ces Nomades, hommes et femmes, même une fois leur voile blanc relevé, pour s’enrouler autour de leur chapeau, comme une tente portative et légère 3 … » Cette image pittoresque de la tente portative et légère ne manque pas de nous ramener à la double problématique de l’abri et de la scène (du mot grec skènè = abri, tente, scène) qui est à la base de l’institutionnalité.
La scène de la mode est un discours ostentatoire du lien de Raison. L’institutionnel primordial s’y affiche, montrant la dématérialisation de la matérialité à l’œuvre, dans un théâtre minimaliste où se donne à voir la fiction humaine de base, l’enlacement du corps et de l’image.
La référence au Miroir ici va nous introduire à un essai de compréhension approfondie d’une exposition de haute couture présentant non pas un défilé de femmes costumées, mais des modèles de vêtements portés par un objet matériel inerte, mis en scène par la photographie dans les deux exemples que j’ai retenus. Du point de vue où je me place, si la prestance du mannequin (A) semble renvoyer le porte-manteau au statut domestique d’un instrument des coulisses (B), une telle hiérarchisation ne changerait rien à la nature de ces deux supports. Ce que nous enseigne le premier vaut pour le second. De quoi s’agit-il ?
Il s’agit de de ce que représente le mannequin en tant qu’objet travaillé pour ressembler au corps humain. Son caractère utilitaire, familier, quelque peu stéréotypé, nous tient éloignés des interrogations troublantes véhiculées par les civilisations autour de l’image de soi, de la projection de cette image sur l’idole, ou du pouvoir du Miroir de produire le vis-à-vis. L’Europe a foisonné d’exégèses souvent abstraites (théologiques contre les idoles, psychologiques sur le lien d’image, sociologiques …), le Japon a laissé entrevoir au grand public occidental l’énigmatique tradition des Miroirs voilés (si présents, par exemple, dans les films d’Ozu)…
Pour saisir la vérité du mannequin moderne (sorti du tripot imaginal des Occidentaux), considérons-le à l’instar d’un personnage théâtral, dont la fonction serait de représenter une image spéculaire standardisée à l’ère industrielle - en quelque sorte un cadavre d’image, mais ressuscité par le regard d’un sujet, regard de la modéliste et regard du passant, dans la perspective de servir le questionnement esthétique des formes, de nourrir l’insatiable curiosité du public anonyme, d’attiser les intérêts du commerce, etc. Au bout du compte, émerge l’enjeu métaphysique : de quelle vérité humaine vient témoigner un tel objet matériel, portant la trace de l’idole narcissique pour chaque sujet et à l’échelle de la société ?
La question nous renvoie au théâtre, et plus précisément ici aux idées d’un certain peintre et homme de théâtre polonais, Tadeusz Kantor, dans sa célèbre pièce intitulée La Classe morte. On y voit des vieillards portant des cadavres d’enfants, leurs doubles, les mannequins des enfants qu’ils furent.
Ce détour par l’expérience de Kantor (hanté par la mort après les massacres du XXe siècle) nous fait pressentir ce que recèle d’invisible, d’immatériel, la puissance scénique du mannequin utilisé dans une exposition de mode comme image d’un corps devenu objet matériel par « l’essence du matériel privée de toute trace de psychique 4». Cet invisible a la facture anthropologique, il nous ramène au processus de dématérialisation et conduit à prendre meilleure conscience du caractère non futile de la mode. Car, l’authenticité artistique de ses travaux se reconnaît quand, portant l’enjeu métaphysique, ils transmettent l’essence de notre condition transfigurée par les moyens scéniques. Pour emprunter encore à Kantor : « L’apparition du mannequin concorde avec ma conviction de plus en plus intime que la vie ne se laisse exprimer dans l’art que par l’absence de vie, la référence à la mort 5.»
Du même pas nous saisissons que, dans les mises en scène de l’enlacement du corps et de l’image, dans cette passion de montrer, plus exactement de tendre le Miroir au public, la haute couture est aussi la maîtrise d’un abri – un abri pour quelque chose d’obscur et d’idéal, qui traverse les aléas de l’histoire : le rapport subjectif et social à l’’institution du vêtement. Que nous dit là-dessus l’exposition japonaise que je commente ?
Quelque peu décalée, une remarque de Mishima situe mon propos : « Les gens qui ne portent que des vêtements de confection sont enclins à douter de l’existence des tailleurs 6.» Les célébrations sociales du Design vestimentaire nous empêchent d’oublier que, derrière la production de série, il y a l’élaboration de modèles, c’est-à-dire une architecture d’images auxquelles nous sommes conviés à ressembler. Notre époque ultramoderne ne déroge pas à l’impératif d’échapper à la pure et simple animalité en enveloppant le corps humain dans cet habitat de fiction : le vêtement.
L’exposition d’Aya Nishitani s’inscrit dans les pratiques mondialisées de la mode initialement déterminée par la théâtralisation occidentale du corps sous le régime industriel du discours. Mais, la diffusion de cette forme d’écriture du costume - la haute couture, née de la Modernité classique européenne - ne saurait abolir la libre interprétation, pas plus au Japon qu’ailleurs. Ainsi, la tradition nippone soutient, si j’ose dire dans le secret d’une historicité transmise au sujet, le geste inspiré des modélistes, de même qu’en Europe nous avons appris, à travers la peinture d’avant-garde au XXe siècle, comment, de la façon la plus concrète, un peintre « ne perd rien à passer sous les fourches caudines [des Anciens] » (le mot est de Chirico) pour conquérir la liberté « dans la tâche grave et délicate de mener le pinceau sur la toile 7».
Reprenons les photographies. Image A : la majesté céleste d’une composition vestimentaire, dont la simplicité le dispute à la sophistication quasi « topologique » - c’est à-dire taillée d’un seul tenant dans un jeu de surfaces -, portée par le mannequin et offerte au vent, rappelle la noblesse éthérée du kimono féminin. Image B : les compositions, elles aussi d’un seul tenant, sont présentées sur le porte-manteau dans un environnement banal et ascétique qui ne fait que souligner la présence d’une beauté familière et quotidienne, témoin à la fois de la tradition et des renouvellements créatifs.
Ces deux versions (A et B) abritent l’inscription généalogique du présent, non par une répétition de formes englouties, mais dans la réappropriation de l’enjeu immémorial : habiter la question du « qui sommes-nous ? ».
Qui sommes-nous aujourd’hui ? C’est de cela que fondamentalement traite la mode, sous-tendue par le rapport à l’image de la Femme, par le rapport à la féminité. Toutes les civilisations mobilisent les arts autour de cette question centrale, source primitive de nos identifications. Ce rappel donne à la haute couture sa note de cérémonialité : une image ancestrale vénérée, d’une profondeur subjective et sociale sans mots, mais traduite par les modélistes, devient vêtement.
Nous pouvons par là saisir ce quelque chose d’obscur et d’idéal qui, alimentant la passion de montrer que j’ai évoquée, conduit à « piédestaliser » (comme eût dit Borges) la haute couture. C’est parce qu’elle touche aux images ancestrales vénérées que la haute couture est avant tout fabrique de sublime, au sens occidental du sublime religieux, que Baudelaire (déjà cité sur la mode) appelait « la majesté superlative des formes artificielles».
De cette exposition japonaise, je voudrais tirer une brève leçon pour l’abord des scénographies de la mode à notre époque, marquée par la communication planétaire (publicité, cinéma, Internet, colloques, expositions muséales… ) de la création artistique en tous domaines. À cet égard, les réalisations du design vestimentaire sont instructives. En s’attachant à construire le corps second, en faisant ainsi du vêtement un habitat ritualisé du sujet, elles mobilisent à l’échelle sociale la conscience mythique de l’objet 8. Dans le contexte contemporain de la techno-science-économie mondialisée, on peut s’interroger sur la perspective d’un idéal cérémoniel des images et des corps uniformisé. Serions-nous sur la voie d’éteindre l’être particulier des sociétés, les rhétoriques immémoriales de l’élégance, c’est-à-dire les styles ? Élégance, un mot des Romains à conserver, parce qu’il nous renvoie au principe critique : cueillir, choisir, distinguer - par conséquent, se distinguer d’autrui. Cela vaut pour les civilisations.
La problématique de la distinction (avec ses niveaux de sens diversifiés) intéresse les conditions dans lesquelles les sociétés entrent dans l’échange lorsqu’est en cause, à travers les fictions du vêtir, la transmission d’un élément civilisationnel majeur : la vision de la corporalité de l’homme et des choses, partie intégrante de l’ordre fiduciaire des sociétés. Mais nous pensons nos mythes et pratiquons les rituels d’accompagnement sans la conscience d’une construction sociale généalogique en évolution dont nous poursuivons l’effectuation. Cela porte à conséquence.
S’inspirant pour leur compte des manières européennes de concevoir la cérémonialité du vêtement, les Japonais pratiquent la haute couture dans l’allégeance à la vision fiduciaire japonaise, et, comme les Occidentaux, jouent aujourd’hui les mises de la concurrence mondiale. J’en tire la leçon suivante : nous avons à faire retour sur les sources de cette forme d’art de l’habillement née en Europe, inscrite dans l’histoire de nos propres traditions mythologiques et rituelles. Moyennant quoi, nous comprendrons que l’uniformisation des méthodes techniques ne signifie nullement l’annulation de l’être particulier des sociétés, l’anéantissement des montages de l’identité/ altérité.
Je me borne à relever une indication fondamentale : l’importance du phénomène de laïcisation dans l’avènement de ce qu’il n’est pas excessif d’appeler le libre examen dans la question du vêtement. Je vise ici, non pas le rôle qu’a pu jouer dans l’histoire de la mode, en France, notoirement, l’appropriation par la classe bourgeoise de la civilité aristocratique, mais appareil de discours chrétien (théologie morale, droit canonique) qui s’est constitué dans l’opposition à la théâtralisation de la corporalité. Le principe d’illicéité du théâtre, au cœur des siècles modernes - affaire méconnue de la recherche européenne 9 – réserve l’autorité du faste, les mises en scène de l’enlacement des corps et des images, à la zone des pouvoirs religieux et politiques, avant tout à l’univers des cérémonies ecclésiastiques, univers commun à l’ensemble social. De même que l’opéra - une laïcisation des liturgies chrétiennes - la haute couture a hérité d’un sacré immémorial, elle est sans nul doute directement concernée par la logique des mouvements de sécularisation, qui ont porté jusqu’à nous les nouveautés de la Religion industrielle.
Résumons. La mode est la reprise de la question indéfiniment travaillée par l’esthétique : l’habitat du corps. Ici, habiter veut dire que l’homme réside en son corps comme si, le corps n’étant pas le corps, la dimension de théâtre l’emportait de quelque manière sur la matérialité de la chose. En d’autres termes, le corps-modèle recréé par le design devient scène-modèle du sujet à travers la rhétorique du vêtement. Au plan général, on peut dire que la mode appartient à la chaîne institutionnelle : si elle relève du registre fiduciaire, elle est aussi reliée au système social des normes dans son ensemble (notamment juridiques).
[1] Sur les deux verbes latins, Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, II, op. cit., p. 257.
[2] Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, II, 1976, p. 684, 714, 716.
[3] Stéphane Mallarmé, « Chronique de Paris», article paru dans La Dernière Mode. Gazette du monde et de la famille, IIe livraison (sept.1874), in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, II, 2003, p.524.
[4] La formule est une citation de Bruno Schulz (1892-1942), auteur d’un Traité des mannequins, qui fait partie de la constellation intellectuelle de Kantor (1915-1990). Voir Tadeusz Kantor, Le Théâtre de la mort. Textes réunis et présentés par Denis Bablet, Paris-Lausanne, L’Âge d’homme, 2004 ; cf. p. 240.
[5] Tadeusz Kantor, Le Théâtre de la mort, op. cit., p. 240.
[6] Yukio Mishima, Une soif d’amour, Paris, Gallimard, 1982, p. 156.
[7] Voir le bref ouvrage, composé en 1928 et dédié à Courbet par Giorgio de Chirico, Petit traité technique de peinture, repris par Somogy éditions d’art, Paris, 2001 (cf.p.9, 30).
[8] Sur la relation particulier/ universel, un grand texte : Ernst Cassirer, La Philosophie des formes symboliques. II La Pensée mythique, Paris, Minuit, 1972, p. 49 ss. (« La conscience mythique de l’objet : caractère et orientation fondamentale »).
[9] Significativement, c’est un chercheur japonais qui a mis au jour les tenants et aboutissants de cette question d’une ampleur insoupçonnée : Yosuke Morimoto, La Légalité de l’art. La question du théâtre au miroir de la casuistique.