La généalogie et le temps subjectif. Commentaire cinématographique
Même reconnues essentielles par une étude méticuleuse des systèmes normatifs, les procédures généalogiques restent d’un accès difficile tant qu’on n’a pas vraiment fait le lien entre les notions abstraites auxquelles elles renvoient et la pratique quotidienne de la vie. Voilà pourquoi, une nouvelle fois, j’en appelle au cinéma comme à la meilleure illustration possible de ce que mon enseignement s’efforce de circonscrire : comment les humains jouent leur vie à l’intérieur de clôtures juridiques strictes et comment toute société se reproduit par consommation légale des destins subjectifs.
Il y a au moins un art convaincant, qui sait remuer, hors des bavardages idéologiques ou scientistes, les questions quotidiennes du rapport généalogique, en montrer la frappe institutionnelle et mettre à nu le nœud de la vie pour le vivant parlant. Cet art, grâce auquel l’Occident déjoue son propre excès rationaliste en ouvrant des possibilités inouïes aux procédures d’identification aux images, c’est le cinéma. Par le texte parlé et par leur technique pour manœuvrer cette vérité-là, certains cinéastes ont atteint une qualité de discours sur laquelle je voudrais attirer brièvement l’attention, car ce qui se trouve dit dans leurs films, avec simplicité et dépouillement, peut être immédiatement entendu par quiconque.
Prenons un exemple. Si je dis : la généalogie plonge ses racines dans l’interrogation sur l’amour et dans la problématique des relations primordiales de l’enfance, je tiens un propos d’une haute complexité et, à tout prendre, scolaire. Dans Une leçon d’amour (1954), Bergman se meut au même niveau de complexité, mais l’art du cinéma lui permet d’habiller l’abstraction sous cette déclaration d’un personnage : “Un homme ne devient jamais adulte, il n’enfante pas”. Cette formulation, presque banale dans le contexte décrit par la caméra, rend pour ainsi dire tangible l’enjeu des sexes dans la reproduction et notifie quelque chose de l’ordre de l’insondable, d’un imparlable, dont nous savons par tant de preuves indirectes qu’il est à l’œuvre non seulement dans l’amour, mais dans la constitution même de l’entité familiale.
L’une des grandes difficultés auxquelles nous sommes confrontés en étudiant le fonctionnement généalogique – sans doute même la plus grande, car elle exclut tout compromis –, c’est de trouver le moyen de faire sentir l’omniprésence du sujet humain singulier et, par voie de conséquence, la signification subjective du temps généalogique. L’écoulement des générations et l’ordre historique des places dans les lignées ne sont pas des faits bruts, mais leur comptabilité a un sens et constitue la matière vive d’une interprétation journalière. Chaque jour et à tout instant, les rôles généalogiques doivent être joués.
Le cinéma est précisément le moyen de faire sentir cette omniprésence du sujet, parce qu’il manie le temps sur un mode très abstrait et, si j’ose dire, métaphysique. Je remarque l’extrême intérêt porté à la problématique du temps par un cinéaste qui a beaucoup travaillé la dramaturgie familiale, Dreyer, l’auteur d’Ordet (1955) dont il va être question ici. À propos de l’élaboration de ce film, Dreyer évoquait ceci : « La science nouvelle, à la suite de la théorie de la relativité d’Einstein, a apporté les preuves de l’existence – en dehors du monde à trois dimensions qui est celui de nos sens – d’une quatrième dimension, celle du temps, et d’une cinquième, celle du psychique1 ». Cette observation peut paraître criticable en tant que simplification, mais elle traduit notre vertige quand il s’agit de rendre compte de la signification du temps et de nous représenter ce que j’appellerais volontiers l’empire subjectif de la famille, c’est-à-dire au fond l’enlacement des êtres et l’entrecroisement des destins, toute l’immense machinerie des enjeux généalogiques réglés sous l’égide des catégories du droit. Comment traduire ce à quoi les systèmes institutionnels ont affaire, dans cet empire subjectif de la famille ? Dreyer en parle ainsi : « Le père et le fils et le mari et sa femme s’appartiennent. » Ne sentez-vous pas, sous cette proposition, la plus pertinente appréciation des niveaux de difficulté entremêlés que notre travail doit s’efforcer de distinguer : le niveau de l’espace-temps familial, celui du temps dont la signification relève de chaque sujet, tous deux projetés dans un temps hors du temps qui est le temps généalogique ?
Il est très difficile de parler ces choses-là et c’est pourquoi le cinéma vient nous aider à repérer notre route. Je n’hésiterai pas à dire qu’une réflexion sur le cinéma oblige à concentrer l’attention sur la clôture institutionnelle à l’intérieur de laquelle la généalogie impose son ordre à la subjectivité. Appelons cette clôture d’un nom familier à ceux qui ont étudié quelques œuvres achevées du théâtre et du cinéma nordiques, du dramaturge Strindberg aux réalisateurs tels que Bergman et Dreyer : Kammerspiel, étrange expression qui désignait au XVIIe siècle (par exemple, chez Hugo Grotius2) les jeux triviaux de la chambre et par extension les farces et comédies. Ici, nous sommes dans le discours sublimé de l’intimité : le théâtre de chambre, où l’exécution théâtrale exclut, selon Strindberg lui-même, toute espèce de clinquant, les passages écrits en vue des applaudissements, les tirades pour vedettes. C’est dans cette perspective du Kammerspiel que nous avons à méditer les effets obtenus par l’érudition technique du réalisateur, qui dirige ses techniciens et acteurs comme un orchestre : gérer l’apparence de la continuité, manœuvrer l’illusion du temps, créer les effets rétrospectifs, spatialiser le temps. La façon dont est utilisée la caméra et manié le montage peut être très éclairante pour nous, car, dans le théâtre intimiste, les éléments techniques prennent une importance redoublée en raison du fait que le discours doit être épuré au maximum, les paroles sont mesurées de telle sorte que ce qui semble devoir échapper aux mots puisse néanmoins être dit et, selon une forte remarque de Bergman, prendre vie3.
Je prendrai deux exemples, destinés à illustrer l’importance pour nous de représenter la métaphysique du temps et de lier à cette représentation la conception occidentale de la subjectivité, à travers ce cinéma intimiste, où la technique est si remarquablement maniée. D’un côté, notons la portée du procédé de l’ellipse (en raccordant deux plans, on supprime une partie de l’action) qui, comme le retour en arrière (ainsi, nous faire remonter plusieurs années), fragmente le temps, le malaxe, filtre le passé et le présent, de telle sorte que l’intensité d’une situation soit servie aussi bien par ce qui est montré que par ce qui ne l’est pas. D’un autre côté, l’image traitée et produite par la caméra et le montage prend statut redoublé d’image, en ce sens que, dans le cas du Kammerspiel, les choses se déroulent comme à l’intérieur d’un miroir où ce sont d’abord les visages qui occupent la scène de façon significative – les visages, mais aussi, devrais-je dire, les gestes calculés ; ces visages et ces gestes sont en eux-mêmes éloquents, avant même que des paroles soient prononcées, épurées de l’inutile et du clinquant. Bergman (bien que sa pratique d’élaboration du film l’éloigne apparemment de la méthode Dreyer) et Dreyer nous montrent une action de l’autre côté du miroir, cet autre côté fascinant, tellement dépeint et travaillé par les arts ou le psychologisme occidentaux à travers lesquels nous recherchons l’image de notre image.
Ces remarques aident à situer la leçon d’Ordet (terme danois : la Parole), l’un des derniers films tournés par Dreyer, où les rapports généalogiques sont traités avec une très grande force. En évoquant ce film, réalisé à partir d’une pièce déjà écrite par le pasteur et dramaturge Kaj Munk, je vise à illustrer la nature de la difficulté qui me talonne dans ce travail, une difficulté comparable à celle qu’avouait Dreyer pour son compte de cinéaste à propos d’Ordet : transplanter l’idée du drame, sa matière brute, dans la vie selon ce qu’autorise le cinéma, montrer qu’il s’agit de la vie. Tout comme le réalisateur d’Ordet s’est efforcé d’oublier la pièce de Munk pour en parler les enjeux avec simplicité dans le style d’une poésie cinématographique dénudée, nous sommes dans la nécessité d’oublier, après les avoir analysés dans le détail, les concepts juridiques abstraits et la composition structurale de la reproduction normative, afin de comprendre la profondeur humaine où se joue l’institution même de la vie. En généalogie, si l’on méconnaît un tel effort d’oubli de ce que par l’abstraction théoricienne nous avons appris, il est inutile de prétendre comprendre. Cette indication, je l’espère, va faciliter au lecteur d’absorber les chapitres qui vont suivre.
Dans cette perspective – transplanter, selon le mot de Dreyer, l’idée du drame d’Ordet dans la vie –, la technique de ce film, véritable achèvement d’un art construit avec obstination par son auteur aujourd’hui si admiré, devait attirer l’attention de son biographe le mieux informé, M. Drouzy4. Insistant sur la technique toujours portée à élaguer le superflu pour ne retenir que l’essentiel, conformément aux principes du Kammerspiel, Drouzy a fort bien repéré un point pour nous capital : les plans en continuité et le cadrage des scènes d’intérieur, notamment dans la ferme du vieux Borgen où se passe principalement l’action. Cette composition, avec les lignes horizontales du plafond et des poutres systématiquement photographiées, produit l’effet d’un espace-temps carcéral, d’une clôture étanche à l’intérieur de laquelle se trouve amplifié le discours de chaque solitude. À la technique de cette manœuvre, qui restitue, si j’ose dire, le bloc massif de la structure familiale, le donné généalogique inébranlable des vies humaines qui s’affrontent – un donné mis en scène par la permanence des choses autant que par les acteurs – , nous devons de reconnaître la vérité de nos propres enjeux subjectifs, dans ce miroir enfermant derrière les paroles et les mouvements des personnages la problématique des fonctions.
Il serait aisé de retrouver, à travers ce film toujours au bord de l’imparlable, une version du qu’est-ce que ? fondateur qui serait celle de Dreyer pour lui-même. Ordet est une pierre de plus dans ce que Drouzy nomme si pertinemment le Monument à la Mère : la recherche éperdue du lien primordial par Dreyer, fils naturel donné en adoption par sa mère, peu avant sa mort, aux parents qui vont l’élever. Mais ce qui est dit et joué sur le registre des rapports de filiation présente une portée générale et vaut pour chacun de nous. Ainsi, les propos d’un des fils de Bargen, Johannes, le fou mystique, expliquant à sa nièce pourquoi une mère morte se trouve plus proche de son enfant que lorsqu’elle est vivante : cette forme de présence dans l’absence5 pourrait servir d’introduction à l’exposé de la logique du sujet articulée au montage généalogique. Sur cette base, Ordet pourrait être considéré comme un traité de généalogie.
3. Voir un entretien avec Bergman dans Cahiers du Cinéma, n° 215 (septembre 1969), p. 49.
5. La formule ici est de Drouzy, op. cit., p. 334.