La France entre deux centralismes (1983)
Une boucle est bouclée. Mollement décriée par l’opposition en dépit du recours devant le Conseil constitutionnel, la loi sur la décentralisation est désormais un outil de gouvernement. Une question fondamentale peut être maintenant posée : comment le centralisme français va-t-il digérer cette nouvelle mise ?
La loi du 2 mars 1982 est d’abord un « coup », comme la création des départements par la Constituante de 1789, comme les lois laïques de séparation de la IIIe République ou l’élection du président au suffrage universel décidée par de Gaulle en 1962. Sachant, par son expérience d’élu, le travail de préparation et d’assimilation des réformes accompli depuis vingt ans, M. Mitterrand a pris de court ses adversaires et, du même pas, mis au pied du mur la gauche elle-même, une gauche fraîchement convertie à la décentralisation après le virage du congrès d’Épinay en 1971.
Mais n’allons pas trop vite en besogne. La France est en train de réformer son centralisme comme on réforme une religion, non pas de le supprimer.
La France reste la France et la référence magique à l’unité nationale menacée reste un rite efficace. La majorité d’hier en a usé et abusé, sans se soucier d’harmoniser ses argumentations sur cette question du pouvoir local. Les formules de M. Debré plaidant à l’Assemblée nationale l’irrecevabilité du projet Defferre ne font pas très bon ménage avec la thèse du rapport d’experts (parmi ceux-ci figurent plusieurs noms révérés dans la “technocratie” socialiste) mis en chantier sous Georges Pompidou et présenté en 1976 par M. Peyrefitte, thèse résumée par la formule : «L’aggravation du centralisme devient un danger pour l’unité nationale.»
Côté nouvelle majorité, le thème des campagnes socialistes de 1981 («décentraliser, l’un des leviers les plus puissants de la rupture avec le capitalisme») ne doit pas faire illusion. Non seulement il ne saurait préjuger des divergences d’interprétation avec le parti communiste sur le contenu d’un tel slogan mais encore il ne peut être pris au sérieux pour expliquer la nature de notre système administratif, lié à un peuplement très diversifié, à l’histoire juridique de l’État en France, aux traditions politiques transmises par la Contre-Réforme catholique, et aux attaches très populaires de l’économie mixte. En dépit des simplismes du jargon électoral, la centralisation, ici, demeure une fiction structurale, dont la solidité implique un certain régime de l’État comme un fait, non comme un choix. Il n’est au pouvoir d’aucune organisation d’abolir cette logique, sauf à en réévaluer et moderniser les conséquences. Beaucoup plus prudent que les croisés de son parti, M. Mitterrand s’est exprimé en homme d’État classique : « Je ne suis pas un girondin en politique, je serais plutôt jacobin.»
Les générations d’après 1968 tiennent le thème jacobin pour une vieillerie. Peut-être n’en sont-elles pas moins nationalistes, bien que leur nationalisme apparaisse plus voilé et à bien des égards méconnaissable. La révolution en carton-pâte de 1968 a eu au moins le mérite de taper dans le tas des doctrines reçues. L’État jacobin est un trompe-l’œil, qui fausse l’idée que nous nous faisons de notre habitat politique. Le débat français sur l’administration demeure, en dépit des éclats de voix et malgré les retournements dans le discours, d’un conformisme extraordinaire. Les Français ne sont pas près de lâcher ce à quoi ils tiennent le plus, la forme même de leur État.
Dès lors, de quoi s’agit-il ? La querelle sur le pouvoir local demeure en France un dilemme politique et social : centralisme ou féodalité. La question n’est pas : veut-on décentraliser ? Elle est toujours : par quels moyens faire obstacle à la reféodalisation de la France ?
Dans ce pays, placé comme il l’est sur l’échiquier industriel et qui doit jouer une partie très serrée sur les champs de bataille commerciaux, le dilemme traditionnel affronte l’efficacité économique. Il est nécessaire de revenir là-dessus, afin de mesurer l’importance des textes appelés à compléter la loi Defferre, et les limites du pari de décentraliser, une fois oubliés les discours d’exaltation.
D’abord, il est nécessaire de bien situer les enjeux administratifs récents. Lors du rush économique des années 60, la régionalisation était envisagée par rapport à une mondialisation des espaces industriels. L’idée que l’État doit être géré comme une entreprise s’est alors répandue. Les cabinets d’organisation ont prospéré en vendant aux pouvoirs publics le management anglosaxon, et la plupart des universitaires spécialisés ont emboîté le pas.
Ce courant a fasciné les entourages « technocratiques » de tous les partis. Mais il a surtout renforcé une erreur politique constante des libéraux en France, habillée des défroques positivistes promues en idéal d’État par M. Giscard d’Estaing et dont le croziérisme est le dernier avatar : les libéraux pensent en termes de rationalité économique et de psychologie relationnelle ; ils éludent la foi nationaliste, cette foi populaire qui a porté de Gaulle au pouvoir et relève d’une tout autre logique.
La jeune génération des ingénieurs économistes est beaucoup plus réaliste que celle des années 60 ; l’un d’eux m’écrivait récemment: « Les Américains n’aiment pas l’Amérique, ils aiment la libre entreprise.” En dépit de son excès, ce diagnostic disqualifie les platitudes doctrinaires circulant depuis vingt ans et laisse entendre l’impossible conversion de la France aux idéaux de la décentralisation libérale omnubilée par l’entreprise.
Il faut donc marier les contradictions traditionnelles et l’efficacité. L’actuelle politique industrielle d’État, plus conforme à nos penchants colbertistes qu’au marxisme militant, est en train d’affronter un réflexe local très révélateur : l’endettement de nombreuses communes, usant de leurs nouveaux pouvoirs économiques, pour le sauvetage d’entreprises moribondes. Le Sénat (rapport Poncelet) et la Cour des comptes ont tiré le signal d’alarme. Affaire à suivre.
N’étant pas déménageable sur commande, notre système centraliste élabore son nouvel équilibre et s’adapte, tirant sur des ficelles bien classiques. Quelques éléments de bilan sont déjà là :
- Malgré un malaise évident du corps préfectoral, le préfet n’est pas près de perdre ses pouvoirs, et la fonction, elle aussi, s’adapte. Par exemple, non seulement il continue d’exercer son pouvoir hiérarçhique sur le personnel attribué au conseil général mais la suppression de la tutelle inaugure des pratiques de négociations préalables, avec les communes notamment, afin d’éviter la mise en branle, par les préfectures, de recours en annulation devant les tribunaux !
- Certains risques dénoncés par l’opposition sont d’avance couverts par des garanties longuement préparées sous les gouvernements précédents. Organiser les fonctionnaires dans des statuts unifiés, aménager des filières nationales de recrutement, étendre la participation syndicale, tout cela solidifie les intérêts. Où seraient les forces centrifuges ?
- Contre ces forces la classe politique dispose de moyens indirects. Touchera-t-on, par exemple, au cumul des mandats et jusqu’où ? Quant au pouvoir politique des syndicats, il n’a pas été question de l’entamer au niveau des confédérations, niveau où se joue aussi l’avenir de la loi Defferre.
- Une sympathique expression, pieusement transmise par nos inébranlables facultés de droit, qui l’ont reçue de la langue de bois des juristes féodaux de l’Ancien Régime “droits et libertés” a été inscrite dans le titre de la loi. Cet innocent jargon, venu de si loin, en dit long sur l’ambivalence du système français. La position revendiquante immémoriale n’a pas été liquidée à l’égard d’un État officiellement détesté, mais dont en fait on attend tout : ça va barder du côté des discussions juridiques.
- Effectivement, sur le terrain, ça barde, mais dans un style d’Ancien Régime. Supprimés, les mécanismes de tutelle font une bien curieuse rentrée… par la voie judiciaire. Il est notoire que les procès en annulation s’accumulent et que les instances sont engorgées. Conviés à juger tant de recours, les tribunaux administratifs et le Conseil d’État vont prendre une nouvelle importance dans la vie administrative et, par conséquent, politique.
L’opinion n’est guère sensible au jeu compliqué de ces mécanismes ; cependant, elle mériterait, si la démocratie a un sens, qu’on lui traduise les faits juridiques en langage clair. Derrière tout ce raffinement sur les textes et la tradition, il y a les pratiques sociales du choix politique de base dans un pays né du centralisme et porté par lui. Schématiquement, ces pratiques sont de deux ordres :
D’une part, on ne doit pas oublier que ce centralisme comporte une dose plus ou moins massive de féodalité. Le corporatisme rampant, dénoncé en 1959 par le rapport Armand-Rueff, se combine avec toutes les idéologies et tire parti des circonstances.
D’autre part, les empoignades verbales, souvent de commande, qui ont marqué le vote de la loi Defferre, aussi sibyllines qu’elles soient à bien des regards étrangers, trahissent l’état de bonne conservation de notre système. Une nouvelle fois, les Français s’imaginaient légiférer pour la planète et s’abandonnaient à la toute-puissance des idées.
Article paru dans Le Monde, 3 novembre 1983