La beauté de la déchirure. Note sur la castration d’Origène
Un point doit être ici fortement marqué, une redite pour la plupart des lecteurs : tripoter les écrits implique radicalement l’inconscient. Or, l’inconscient – c’est l’instant de le souligner – nous met en face de ce qui, dans la problématique de la communication, doit être considéré à l’égal d’un fait brut, le sujet inaccessible à soi-même. Mais pourquoi le redire ?
Essentiellement, afin de ne pas se laisser impressionner par le scientisme d’aujourd’hui qui travaille à étouffer les questions. La passion explicative ne cache d’ailleurs pas sa visée ; il s’agit, dit-on, de maîtriser les nouveaux médias produits par l’industrie. Maîtriser, c’est-à-dire découvrir les arguments imparables qui désarment les sujets en les rendant plus gouvernables, plus simples, plus faciles à manier. Si la psychanalyse pouvait devenir une espèce de science psychologique, un savoir d’ingénieur, comme tentent de l’obtenir tant d’assidus de la théorie à tout-va, on aurait liquidé l’horreur de l’inconscient inaccessible ; l’ère du dialogue enfin serait ouverte, l’écrit cesserait d’être un espace pour le déchirement.
Cette note sur Origène a donc un but précis. Il s’agit, dirais-je, de faire un exemple. Mes remarques sont dirigées contre la bêtise de ceux qui ravalent les questions de la communication au niveau d’un traitement mécaniciste des données, ces données se limitant à certains effets de comportement, aux discours déclarés, c’est-à-dire aux apparences qu’il faut à tout prix sauver. Dans ces conditions, il est devenu absolument nécessaire de réintroduire le non-savoir comme tel, la dimension d’horreur, de comique, d’étrangeté, de jouissance esclavagiste à laquelle nous soumet l’inconscient, l’inconscient faiseur de mots et de lettres. En même temps, je voudrais illustrer ceci : la psychanalyse n’est pas une explication du monde ou de la société, elle n’est pas une recette de gouvernement, elle laisse sans solution les questions posées à la vie humaine.
La preuve en est, il nous est indifférent de savoir si Origène était ou non psychotique, si son geste d’auto-castration, à la lecture d’un passage des Écritures sur les eunuques aimés de Dieu, le désigne, lui, l’adolescent, comme étant le phallus de la mère et si, logé à cette enseigne mythologique, il en a tiré tant de merveilles exégétiques grâce auxquelles il sauvait sa vie, faisant miroiter aux autres toutes sortes d’objets fascinants, en particulier le savoir. Nous pouvons balayer ces considérations ; non pas qu’elles soient dénuées d’intérêt, mais elles laisseraient entendre que la psychanalyse pourrait être aussi cela, un jeu d’explications, un jeu de plus parmi les innombrables propos explicatifs, régulièrement déclassés, qui assurent à la gestion du système industriel, immanquablement rapporté au fantasme du Grand Corps, le minimum de cohérence propre à mobiliser chacun de nous comme croyant de la logique proclamée.
Je voudrais simplement rappeler l’extrémisme auquel nous renvoient les affaires d’écrits et de textes, quand elles touchent un être humain au point le plus vif de son montage inconscient, au point où se jouent non seulement sa propre capacité d’interprète du message prêté à l’Autre imaginaire, mais son statut de sujet vivant. L’amour du message va jusque-là : miser sur la mort du désir, du désir de l’autre sexe. C’est bien de cela qu’il s’agit dans le cas d’Origène (vers 183-254), dont l’œuvre immense a brillé à la fois dans la fameuse école d’Alexandrie et pour l’histoire entière du christianisme jusqu’aux grandes controverses modernes. Je laisse ici de côté la question posée, chez les dogmaticiens eux-mêmes, par l’interprétation de son geste de mutilation, question qui n’est pas sans rapport avec les discussions, fondamentales vis-à-vis de la confrontation avec l’interprétation juive du texte, sur la circoncision, aussi bien qu’avec la doctrine de l’âme, doctrine si considérable chez cet auteur passionnément questionné là-dessus dans la suite.
Théoricien des trois sens de l’Écriture (somatique, psychique, spirituel), Origène demeure une figure inquiétante dans le récit des polémiques sur la vérité littérale1. Figure inquiétante, parce que l’érudition d’Origène – discours désarticulé, faussement unitaire, par conséquent impossible à intégrer dans l’orthodoxie du Texte – fonctionne sur plusieurs registres repérés par lui-même. Autrement dit, une partie de cette érudition dérive, se déclare comme énigme poétique à la marge, dans cette marge où défileront à partir du IIIe siècle les Origène déviants, les semblable de la partie poétique, hérétiques preneurs de « quelques-uns de rêves vaporeux où se complaisait la vive imagination d’Origène » 2 . Dans l’histoire de l’érudition dogmaticienne, on appelle ça l’origénisme.
L’anecdote de la mutilation d’Origène nous a été rapporté dans les termes suivants : « … Comprenant d’une manière trop simple, comme peut le faire un jeune esprit, la parole Il y a des eunuques qui se sont châtrés eux-mêmes à cause du Royaume des cieux [Mt 19,12], l’idée qu’il accomplirait une parole du Sauveur et en même temps, comme il enseignait malgré son jeune âge la religion non seulement à des hommes mais encore à des femmes, le désir d’enlever aux fidèles tout soupçon de basse calomnie le poussèrent à mettre réellement à exécution cette parole du Sauveur, tout en prenant soin que son geste échappe à la plupart de ses familiers »3. Toute observation sur ce récit doit évidemment tenir compte d’autres éléments biographiques, notamment du vif amour que lui portait sa mère et du martyre de son père lors des persécutions de l’empereur Septime Sévère.
Cette brève référence, assortie des précisions biographiques complémentaires, est suffisante pour poser les termes exacts du problème que je soulève ici, concernant le rapport amoureux d’un sujet avec son texte. L’écrit est cet objet matériel qui apparemment fait barrage, par exemple entre moi, lecteur-scripteur qui transcris, et cet auteur du texte, auteur d’énonciations sacrées, sacrées parce qu’elles disent par principe la vérité. L’érudition (non seulement bien entendu chez les apologètes, les théologiens, les dogmaticiens en général, mais chez les enquêteurs-éditeurs paléographes de manuscrits) est l’occasion d’un renversement fort intéressant pour nous. En effet, nous assistons à la naissance de l’interprétation du texte sacré. Qu’est-ce qu’interpréter veut dire ici ? Essayons d’y réfléchir, en interrogeant cette notion du texte sacré.
Il faut reconnaître que l’érudit joue une partie des plus scabreuses. Il ne cherche pas seulement à apprendre quelque chose de la part d’un texte, comme on apprendrait une nouvelle de quelqu’un. Non, il veut savoir toute la vérité, ce qui est très différent, car de surcroît il sait que le texte-écrit la contient toute. Ce qui définirait la distance du sujet et de l’information se trouve subitement aboli ; il ne s’agit pas de la même question. L’érudit doit avoir affaire à quelque chose qui sait et qui en même temps se propose comme vérité garantie, cette garantie étant donnée (donnée comme une donne, par conséquent jouée) dans la lettre en tant que telle, dans la lettre en tant que graphisme s’étalant comme ordre signifiant. Ce qui est écrit est écrit. Une telle remarque va très loin. Dans l’érudition, la littéralité est un élément réellement constitutif du rapport entre un sujet et l’écrit, pour cette raison qu’elle est l’unique objet du savoir et que ce savoir (même dans l’entreprise de faussaires4) s’authentifie lui-même. Autrement dit, le garant de la vérité est inclus dans la littéralité comme telle. C’est cela un texte sacré : il est, sans échappatoire, le siège de la vérité, d’une vérité toujours authentique, sur fond du Grand Autre par conséquent, l’Autre absolu, le garant imaginaire.
Dans la condition érudite, le rapport amoureux d’un sujet avec son texte se présente nécessairement sous cette forme théâtrale : un télescopage de l’objet-messager avec le Grand Autre, pour le compte du sujet. C’est donc une partie radicale qui se joue. On ne peut être érudit qu’épris, pris de passion, d’une passion jusqu’au-boutiste. Le sujet est aux prises avec le message de l’Autre, d’une façon très radicale. Autant dire que l’érudit serait toujours justifié à tenir ce discours : cet écrit, je l’ai dans la peau, je m’enlace avec lui. D’une certaine manière qu’on devrait sans doute qualifier de dramatique, ce pur lettré se trouve dans la même posture d’enlacement que l’amant avec ses lettres, compte tenu d’une différence fondamentale : la partie ici se joue dans l’espace clos du fantasme, la jouissance érudite excluant l’autre en tant que corps, corps réel. L’érudition gère un désespoir, elle ne connaît pas la mesure, elle négocie la vie contre l’Autre.
L’auto-castration d’Origène l’illustre dramatiquement : l’érudit s’instruit, il instruit lui-même son procès avec l’Autre absolu. Un espace pour le déchirement, pour découvrir la séparation et supporter la perte : ainsi l’écrit sacré se propose-t-il à l’érudit. Dans le cas d’Origène, nous pressentons une dérive, quelque chose n’as pas marché du côté de la déchirure avec l’Autre. Pour qui un tel sacrifice ? C’est par cette question simple, me semble-t-il, que peut être formulé ici le thème si difficile, énoncé par Freud, de la castration, c’est-à-dire de la possibilité pour un sujet d’identifier ce qu’il est pour l’autre et ce que l’autre lui demande. Que, pour de tels enjeux, un écrit puisse fonctionner comme un couteau, comme sentence et instrument du sacrifice, voilà un fait qui déclasse nos idées simplistes sur l’écrit-document.
Ne sous-estimons pas une pareille anecdote, car elle soulève la question du pouvoir et des sacrifices humains qu’il exige parfois. L’Autre, c’est aussi l’idée qu’un sujet se fait du pouvoir. Le pouvoir est une entreprise qui écrit. À ce titre, il manœuvre les corps par cette demande exorbitante : croire à la vérité sacrée. Dans le système de la gestion industrielle comme dans les anciennes sociétés gouvernées religieusement, des textes sacrés font la loi, et cette loi n’agite pas des rats, mais des inconscients humains.
2. F. Prat, Origène, Paris, 1907, p. LIV.