Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Ce qui fait loi pour l’homme

Le monde de la Bible : Le peuple hébreu, libéré d’Égypte, est accompagné et nourri au désert. Là, la loi est donnée à Moïse, gravée sur la pierre. Pourquoi cette loi au bout du chemin ? Qui l’énonce ?

Pierre Legendre : Vous dites « gravée sur la pierre », j’entends la pérennité de la loi. Quant à savoir qui a tenu le calame pour composer les énoncés que nous lisons dans nos éditions savantes, c’est aux historiens du récit biblique, Exode et Deutéronome, de répondre. Maintenant, « qui l’énonce ? », qui est l’Énonciateur majuscule du Texte sacré ? Côté judaïsme, c’est aux rabbins et à la tradition des interprètes de répondre ; côté christianisme, là encore c’est aux transmetteurs qualifiés et aux interprètes qu’il appartient de répondre. Les théologies et l’herméneutique proprement religieuse interrogent la configuration du divin : qui est le Dieu des « Dix commandements », que demande-t-il à l’humanité et pourquoi ? Un questionnement s’est déployé à l’infini ; il est superflu de rappeler son importance dans la cristallisation historique de la civilisation moderne.

Faisons un pas de côté par rapport à la narration. Considérons toute écriture sacrée comme répétition énigmatique d’une adresse à l’homme. Reprenant une formule des canonistes médiévaux, je dirai : l’écriture sacrée répète à l’homme ce qu’il doit savoir de « la loi du vivre ». C’est cette répétition, d’essence rituelle, qui opère, c’est-à-dire qui inscrit « la loi du vivre » dans le « scriptorium » intérieur du fidèle. Je répondrai alors à votre question : c’est le Texte, célébré et commenté, qui énonce la loi.

Sous l’angle d’une anthropologie dogmatique, l’histoire humaine est une accumulation de sédiments textuels (texte ici au sens large, qui concerne aussi bien les cultures dites sans écriture) jamais achevée, et non pas cette représentation linéaire qui de nos jours assimile toute tradition au passéisme. Un Texte n’est pas figé, il vit à travers des célébrations et des commentaires, qui constituent sa réécriture généalogique. Et c’est à cette condition qu’il devient une patrie intérieure.

Ces remarques portent à conséquences : qu’en est-il de la dimension du sujet dans le rapport au Texte célébré et commenté, dans le rapport à l’Emblème divin avec lequel le fidèle est subjectivement enlacé ? Cela veut dire que les commandements bibliques ne sont pas dissociables d’une théâtralisation, de leur propre mise en scène. À ce moment seulement, ayant compris la dimension liturgique – au sens antique de travail public comportant la cérémonie – de la loi, nous pouvons réintroduire la narration, saisir la fonction du récit : inscrire les règles dans l’échange humain, faire en sorte que la loi « s’explique ». Dans cette perspective, ce qui fait loi pour l’homme n’a rien à voir avec le thème de la régulation sociale. Notre réflexion doit échapper à « l’objectivisme » que dénonçait Husserl. Nous touchons à la construction du sujet.

La construction du sujet, vous l’évoquez implicitement : pourquoi, dites-vous, cette loi au bout du chemin ? Qu’est-ce que l’horizon de la loi, « le bout du chemin », si ce n’est la mort pour chacun ? Je rejoins la fable mystique de Kafka dans Le Procès : le secret de la loi, c’est la mort. Si nous raisonnons en termes d’élaborations dogmatiques, à l’échelle d’une civilisation, le « bout du chemin » signifie aussi « commencement ». En disant cela, je songe au rituel universitaire américain : la cérémonie du « Commencement » réunit les jeunes diplômés à la fin du cursus. Sur le plan du Texte et de sa capacité mythologique, la fin et le commencement se rejoignent, le hors-temps de la loi transcendant les individus qui passent prend tout son relief. Alors, que signifie, au regard du hors-temps du Texte, votre formulation « la loi est donnée à Moïse » ? Essayons peut-être d’aller plus avant.

Le monde de la Bible : À quoi le don de la loi engage-t-il ? Autrement dit, quelle est la fonction de l’interdit dans un groupe social ?

Pierre Legendre : Entendons-nous bien sur ce concept de don. La construction de « la loi du vivre » comporte ce que nous pouvons appeler l’interdit majuscule et les interdits particuliers. L’écriture sacrée, qui s’adresse à l’homme, fonctionne en somme comme un miroir : elle « donne » l’image où le sujet se reconnaît. S’il n’y avait pas, notamment dans les coulisses inconscientes du sujet, le jeu des images à travers lequel tout sujet se construit, il n’y aurait pas de Texte. À l’analogue d’un miroir, le Texte inflige la loi sous les espèces d’une séparation. Le Texte d’abord sépare. En quoi, anthropologiquement, est-ce un don ? Le miroir me présente à moi-même, séparé de moi-même. Si l’on prend acte de cette infranchissable frontière, on conçoit que la loi, fonctionnant comme un miroir, « donne » des énoncés qui viennent à la place de mon image. Ces énoncés sont ainsi signe du déchirement de soi et appellent l’amour. Anthropologiquement, donner la loi ne peut signifier autre chose. Et nous comprenons que le Texte soit le lieu de la nostalgie dans l’absolu pour le sujet et qu’il soit en même temps objet d’amour. À partir de là, essayons de penser l’interdit.

Venu du droit romain, le mot « inter-dit » signifie un « dire entre », échange de discours entre des places. Quelles places ? Il y a la place d’une transcendantalité logique, la place de « ce qui n’est pas blessé » comme disaient du pouvoir les théologiens baroques, du Texte-miroir qui, lui, ne meurt pas ; et il y a la place de ce qui meurt, la place du sujet. Le Texte produit l’interdit, au sens de l’infranchissable frontière.

Comment le sujet encaisse-t-il, si j’ose dire, le don de la séparation ? C’est l’immense question de l’identité, l’énigme de sa propre existence d’image vivante pour l’humain, image de soi et de l’autre en soi. L’altérité, qu’est-ce donc ? Notons, pour saisir la portée des « Dix commandements », l’antériorité logique des versets de la Genèse (1, 26-27) énonçant l’image de Dieu et la ressemblance de l’homme. Mise en scène magistrale de la question de la Raison, car comment Dieu peut-il relever de la problématique du miroir ?

Ces questions sont faites pour être travaillées, non pas résolues, c’est-à-dire dissoutes. Au versant du christianisme, en voici une illustration : La Sainte-Face de Dürer, où l’artiste a peint le Christ sous ses propres traits ! Dürer, à la fois, célèbre et commente, il est dans le questionnement de ce qui fait loi pour l’homme. Au fin fond anthropologique du rapport à la loi, nous découvrons l’effroi du sujet d’avoir à vivre l’altérité. Le Texte-miroir joue comme métaphore du Tabou.

Le monde de la Bible : Les premiers interdits concernent la représentation des idoles et le meurtre. Ces deux interdits sont-ils liés ?

Pierre Legendre : Nous entrons dans le vif de l’Interdit, par ces interdits particuliers. Le guide le plus sûr, c’est de suivre la littéralité du Texte, chapitre 20 de l’Exode ou chapitre 5 du Deutéronome. Même déroulement des versets, même matière pour nous.

J’ai le Deutéronome sous les yeux. Les Commandements sont précédés par l’affirmation de Dieu l’unique, qui s’adresse : « Je suis Yahvé » (v. 6). Suit le commandement : « Tu ne feras pas d’idole » (v. 8). Puis, il est traité du respect du Nom divin et du Sabbat (v. 11-15). Quant à l’interdit du meurtre (v. 17), il intervient après le « Honore ton père et ta mère » (v. 16). Autrement dit, après l’interdit de fabriquer des idoles et avant l’interdit du meurtre, il y a le verset des parents. Point capital pour nous. Nous avons là un emboîtement des niveaux de l’interdit, mettant ainsi en relief ce qui fait lien entre les deux interdits particuliers que vous évoquez : le principe généalogique, comme noyau dur de “la loi du vivre”. Pour appréhender cela, qui fait lien entre les interdits, il faut comprendre en quoi consiste leur articulation, après avoir tenté de les classer.

Les Commandements ne sont pas tous de même nature et constituent un montage. Une part est faite à l’impératif rituel, qui circonscrit la Place majuscule dont l’homme est séparé. L’interdit des idoles fait partie de la constellation des règles posant le statut, si j’ose dire normatif, du divin. Quel est-il, ce statut inscrit dans la séquence même (v. 6, 7, 8, 11) ?

L’enjeu en est l’unicité, opposée à la multiplicité dont les idoles sont la concrétisation. S’il y a idole, Yahvé est un dieu parmi les autres. L’interdiction de l’idole, c’est le support normatif du saut abstrait, de la conquête de l’unicité, traduite, elle, par le Nom. Ce faisant, il y a comme une ombre jetée sur l’instance imaginale, indissociable pourtant de l’instance discursive. C’est le prix de la conquête, qui n’a cessé de produire de la perplexité chez les commentateurs, pris dans ce déchirement entre le nom et l’image. Avec le verset des parents, c’est un principe d’efficience de la loi qui est posé. Efficience structurale dois-je dire, car la figure du couple humain est au principe de la structuration du sujet. À partir de là, le reste suit, et nous devons isoler le meurtre dans l’enchaînement des interdits, parce que cet interdit-là renvoie inévitablement au noyau généalogique et au fondement même de la loi.

Cela nous est devenu aujourd’hui opaque, parce que nous saisissons mal la problématique de la séparation et l’étagement des niveaux de ce qui fait loi pour l’homme. La mise en scène des père et mère équivaut dans la civilisation à notifier au sujet le lieu de la séparation. Ce qui veut dire, par hypothèse, pas d’inceste, au sens général du terme, qui inclut la dimension inconsciente du refus de toute séparation. L’inceste comme refus de la séparation est l’autre face du meurtre qu’évoque le Décalogue.

Finalement, le Décalogue rejoint la tragédie grecque, et les versets 16 et 17 sont tout proches de Sophocle dans Œdipe Roi. Certains commentateurs juifs, à propos de Genèse (4, 8 ;  Caïn tue Abel), ont bien vu qu’en tuant son frère, Caïn tuait la figure du père (Abel comme père au futur). Il y a en tout meurtre la dimension du parricide, le parricide au sens juridique du terme, de meurtre du parent. Suivons cette piste de réflexion, et nous découvrons que les parents, en tant que procréateurs, renvoient à la figure du Créateur, c’est-à-dire à la Référence fondatrice. C’est pourquoi on peut dire que tout meurtre est aussi meurtre de l’Interdit, meurtre de la Référence. La tragédie grecque, où la Cité et ses dieux sont impliqués, dessine la même perspective. Constatons que l’interdit du meurtre n’est pas un interdit social comme les autres, il a valeur structurale. À ce titre, et pour les raisons que j’ai dites, il fait pendant à l’interdit de l’idole.

Le monde de la Bible : Comment et pourquoi observe-t-on la loi ? Qu’est-ce qui sanctionne sa transgression ? Le judaïsme a un rapport direct au Texte. Dans le christianisme, le Texte est soumis au travail interprétatif de l’institution. Qui assure alors la transmission de la loi ? Doit-on parler, sur ce plan, de judéo-christianisme ou de romano-christianisme ?

Pierre Legendre : On observe la loi parce que la loi s’impose. Cette tautologie signifie que l’individu est pris dans ce que j’ai appelé le pacte dogmatique constitutif de toute société. La transgression, elle, nous renvoie au sujet, plus précisément à la construction subjective. Il y a donc des niveaux ou, si vous préférez, des versants distincts de la transgression. Il faut alors faire état d’une dimension inconsciente et du sens qui toujours soutiennent nos actes et nos discours. Il y a donc aussi des actes et des discours ayant valeur subjective de transgression mais qui socialement n’en sont pas. Laissons cela ; parlons de la transgression des règles posées par la culture. Et parlons-en, précisément, dans la perspective comparatiste.

La transgression est transgression du Texte. Seulement voilà, le christianisme s’est élaboré, pour reprendre l’ expression de l’épître aux Hébreux (7, 28) comme « post-loi » (post legem). Il y a donc Texte et Texte. Un exemple, pour l’illustrer. L’accusation classique d’interprétation « somatique » contre les Juifs ne vaut pas seulement condamnation de la circoncision, elle signifie la dévalorisation de la normativité biblique, l’Ancien Testament. La nouveauté, c’est que le Texte souverain pour les interprètes n’est plus la Tora, mais le Verbe incarné, le Christ. Institutionnellement vidé du judaïsme, le christianisme en Occident se remplira de romanité. Évangiles et sources apostoliques ne sont pas ce tissage de théoogie et de règles sociales que constitue la Bible juive ou plus tard le Coran. L’échéance décisive aura été la rencontre du pouvoir pontifical et du droit romain impérial ressuscité au Moyen Âge. De cela est sorti, par emprunts et transpositions, l’État juriste, ce produit moderne de la « post-loi ». Avec à la clé, un événement majeur dans la culture occidentale : la séparation de la théologie et du droit, séparation qui porte le rapport à la loi désormais.

Au fond, en organisant la théocratie pontificale comme « imitation de l’Empire », les théoriciens scolastiques ont craché le morceau de la modernité : le triomphe de l’esprit judiciaire romain, dans les sociétés aussi bien catholiques que protestantes. Si on les compare à la construction juive, point de départ de cette histoire, le mode d’interprétation et la notion même d’interprète élaborés par le christianisme latin et ses avatars étatiques ont changé le rapport au Texte du tout au tout. Une histoire fertile en inventions dogmatiques, mais aussi ponctuée de drames incroyables, tant il est vrai que l’humanité vit une guerre des Textes.

Toute cette histoire n’est pas monolithique et je l’évoque à grands traits. Ainsi, il y a eu la Réforme protestante, en rupture avec l’ordre pontifical ; elle a cherché le rapport direct, ritualisé, avec la littéralité biblique, sans pour autant re-judaïser l’interprétation. Ici, je voudrais revenir sur le mécanisme de ce romano-christianisme, dont l’Église catholique demeure le grand transmetteur. Deux exemples pour l’illustrer.

D’abord, l’idée romaine de l’Écrit vivant, appliquée au pontife sur le modèle impérial de la lex animata, « la loi qui respire ». Une formule mystique, inspirée aussi du droit romain, dit encore : « il a tous les écrits du droit dans l’archive de sa poitrine ». Le statut oraculaire du Texte sacré s’est déplacé sur le pape, par ailleurs sous statut théologique de mandataire christique, vicaire du Christ, c’est-à-dire son esclave selon ce terme juridique romain. Un effet de ce montage a été l’entrée du concept d’administration, au sens romain de la gestion, dans le système de la loi. On comprend mieux dès lors les enchaînements, et finalement l’aisance du Saint Siège pour se mouler dans le cadre juridique d’un État, jusqu’à rédiger au début du XXe siècle l’équivalent d’un Code civil, le Code de droit canonique.

Autre exemple, culturellement si important, qui témoigne de la vitalité de l’esprit judiciaire en droit canonique : le traitement de la transgression. La théorie pénitentielle du repentir et de la miséricorde s’est alliée à l’idée romaine du juge, pour aménager la confession privée auriculaire et secrète à partir du XIIIe siècle, procédure avec laquelle ont rompu les Protestants. Il s’agit effectivement d’un tribunal, appelé « for interne », qui fonctionne comme juge de la conscience. Vous voyez, la théologie sacramentaire est infiltrée de droit. Ce système, une sorte d’inquisition volontaire, a produit une vaste casuistique, malheureusement peu étudiée. Cette casuistique très riche est l’une des origines du psychologisme moderne, trait culturel distinctif de l’Occident.

 

Entretien paru dans la revue Le Monde de la Bible, 1999, n°117, p. 64-67

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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