Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Avant-propos – À la jeunesse désireuse…

À l’âge de ceux auxquels je m’adresse aujourd’hui, je vivais la perplexité du jeune étudiant devant l’Himalaya des savoirs. Je pris le parti de jouer à la loterie. Et la roue du destin s’arrêta sur une case qui ne manquait pas d’être énigmatique : «Droit».

Ainsi commença ma navigation, par l’ap­prentissage juridique, lequel en ce temps-là, comme je le découvris par la suite, était une voie, si je puis dire, royale, pour entrer dans la compréhension de la civilisation indus­trielle enfantée par l’Occident. La bonne for­tune aidant, je tombai un jour sur la dédicace de l’empereur Justinien en introduction à ce manuel de droit romain si célèbre dans l’histoire de la culture européenne, appelé « Institutiones » : « À la jeunesse désireuse des lois » (« Juventuti cupidæ legum »). Cette amicale formule m’est devenue inoubliable.

De ces premiers mots, que je reçus alors comme un emblème, je fais ici matière à réflexion, pour remettre en honneur le désir de savoir, que menace d’ensevelir, de tout temps, le bourrage de crâne, mais aussi, à notre époque, son inverse symétrique, c’est­ à-dire la vacuité promue au nom de la circulation des connaissances. D’où mon adresse : À la jeunesse désireuse…

Mais que veut dire désirer savoir ?

Les difficultés d’orientation pratique, liées aux interrogations sur l’avenir professionnel, ne doivent pas servir d’écran pour boucher le questionnement de fond. Nous avons derrière nous la longue tradition des hésitations et des doutes menant à l’entreprise moderne de la recherche sans entraves. De nos jours, les savants ne sont plus étonnés, comme on pouvait le dire au XVIIIe siècle, de se trouver si savants. Cependant, le non-étonnement contemporain ne renvoie plus aux jeunes l’écho de l’inquiétude humaine, qui donne à l’épreuve du savoir valeur de transposition poïétique, du nouveau pas sans cesse à renouveler pour l’homme en train de se faire, hors de l’illusion du démiurge délégué à la toute­ puissance scientifique.

En cette direction de pensée, nous ferions bien de relire Montesquieu, dans son « Dis­cours sur les motifs qui doivent nous encourager aux sciences.» Il écrivait notamment : « Le premier, c’est la satisfaction intérieure que l’on ressent lorsqu’on voit augmenter l’excellence de son être, et que l’on rend intelligent un être intelligent. »

Voilà ce sur quoi je me propose d’attirer prioritairement l’attention : la curiosité dans la quête du savoir, hypothéquée par la revendication d’une science totalisante, toujours à deux doigts de se répandre en effets totalitaires.

Le vécu de la curiosité reporte chacun à sa propre histoire généalogique, tant culturelle que familiale, qui, sur le plan dont je parle, déborde de toutes parts les seuls constats sociologiques. La manière propre de vivre le lien à la civilisation mobilise l’être entier, quelle que soit l’appartenance, occidentale ou autre. Mais ici, dans l’orbite des traditions euro-américaines, nous avons affaire à des traits spécifiques, dont ma conférence, quelque peu schématique, s’efforce de retracer la formation claire et obscure.

Dans cette perspective de questionnement, il est nécessaire de prendre avec des pincettes les propagandes ultramodernes qui font de la science une idole, du savant un scientocrate, et du vaste public les marionnettes consentantes d’un fondamentalisme qui s’ignore. La réalité crève les yeux : il est possible de fabriquer de l’ignorance avec de la science, et de produire sous la référence scientifique les régressions de l’esprit. Ces maux ne furent donc pas l’apanage de l’hitlérisme ni du stalinisme. Et cela prouve qu’il n’y a pas de leçons de l’histoire, pas plus sur ce terrain qu’ailleurs.

Néanmoins subsiste, en toute circonstance, l’horizon de la compréhension à conquérir par les moyens qui conviennent. Le scientisme d’aujourd’hui a un précédent : la pro­messe des magiciens. Qui donc, avant le Faust de Goethe, en a dessiné, si j’ose dire, le vrai portrait ? Ce fut, aux XIIIe- XIVe siècles, non pas la doctrine des criminalistes, mais Dante, le poète de La Divine Comédie, qui, avec l’image du tourment infligé aux magiciens dans L’Enfer (chant XX, vers 11-15) – « étrangement tordus, la face tournée vers les reins, privés de la vue en avant, ils doivent marcher à reculons » –, embrasse la tragédie de la toute-puissance : dé-Raisonner.

La grandeur de l’ambition de savoir est de pousser l’humain à ne pas laisser son désir existentiel se dissoudre dans l’opérativité des processus décrits par la recherche ni dans les prouesses accomplies par la technique. À ce niveau de la réflexion, l’essentiel de ce qui, du fond des transmissions de la culture, ne cesse pas d’être actuel et pressant pour chaque génération, tient dans cette formulation de l’indéfinissable que j’emprunte à un poème de Borges, lui-même débiteur de Shakespeare: «The Thing I Am

Ce qui se conserve, à l’ombre du temps qui passe, c’est bien cette «Chose», l’homme insaisissable à lui-même, l’indéfinissable du sujet, son propre secret inconnu. Sous le régime mondial de la techno-science-économie, «The Thing I Am» échappe à la Globalisation. Cela veut dire que l’avenir des sociétés humaines n’est pas fermé, parce que les univers généalogiques, en tant que condition de survie de l’espèce - la seule espèce douée de parole, c’est-à-dire soumise à l’exigence de mettre en scène la matérialité du monde par le discours pour l’appréhender-, demeurent inévitablement à l’œuvre.

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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