Apostille
À la marge de ce livre, afin d’en faciliter la lecture, j’indique ceci :
1) Je déteste le mot communication, rigoureusement inadéquat pour rendre compte de ce qui se passe, en fait de langage, dans nos espaces industriels, lieu d’une violence merveilleuse. Socialement, la parole est l’empire de la force. La communication est un dogme, un réseau de propositions qui nous renvoient au principe d’autorité. Mon livre est une manœuvre, derrière cet écran de fumée.
2) Je manœuvre ici mon propre fantasme de l’écriture ; je voudrais apprendre du nouveau sur mon rapport à l’autorité. Du point de vue du dogme social, je vais composer une espèce de communiqué militaire : n’ai-je pas gagné ma cause ? Névrotiquement parlant, je convoque je ne sais qui, la Patrie sans doute, plus sûrement l’Univers tout entier. Je suis en travaux, avec cette idée folle. Mais je ne suis pas plus fou que les autres, je suis une copie conforme du désir mythologique tel que l’industrie l’institue, l’autorise, le laisse dériver. En cela, mon conformisme d’intellectuel est intéressant, quant aux présupposés d’une théorie de la communication en régime industriel.
3) La religion sociale de la communication masque une méprise, sans cesse renaissante, sur l’écriture. L’audiovisuel joue et rejoue cette méprise. Il faut donc le redire et, si possible l’étudier : on n’abolira pas l’écriture. La preuve en est par le cinéma et la publicité. La maxime “Tout n’est plus qu’information” descend en droite ligne de la scolastique occidentale et dénote un manque de sang-froid devant les découvertes et les déconvenues de la psychanalyse. Ne l’oublions pas, le plus écrit de tous les écrits, c’est le corps humain, le premier des médias.
4) Nous confondons sciemment le phénomène de l’écrit et celui de l’information, par peur de quelque chose qui ne serait ni rassurant ni très conforme à notre idée de la Raison, par peur de voir s’effondrer les idéaux de la communication. Le gouvernement industriel, dans les entreprises comme dans les organisations de masse ou étatiques, comporte l’expérience religieuse du collage et suppose l’outil liturgique, c’est-à-dire une distribution sociale hiérarchisée de la parole, au moyen d’un marquage des corps.
5) L’acte d’écrire présente la plupart du temps un côté burlesque : ce n’est pas d’écrire qu’il s’agit, mais de faire croire quelque chose en l’écrivant. Savoir à qui, c’est une autre affaire. Si j’entre en croyance d’écrire, moi-même m’écrivant pour le croire, alors je me livre au plaisir ou bien je souffre. Partout règne la parodie et l’écriture savante elle-même n’échappe pas à la condition théâtrale. La technocratie gestionnaire, fertile en écrits ultra-modernes, est logée à la même enseigne.
6) Donc j’écris, mais aussi je tâche ici et là de dire ce que je sais de ma parodie. Je commets par ce livre un suicide, quelque chose comme ça. Je vais assassiner la partie de moi folle et perverse, je vais gâcher en un instant tout un jeu d’apparences, me sortir du corps un cadavre. En mêlant l’industrie et la poésie, à propos d’institutions surtout, c’est-à-dire là où les frontières entre les diverses espèces d’écrits sont les plus stables, j’aurai ruiné l’édifice le plus solide qui soit, ma propre bastille de savant reconnu, un savoir érudit exemplaire. Je vais devenir méconnaissable et j’aurai démontré par cette épreuve totalement barbare pour moi, par cette ordalie qui consiste à défier mon Autre imaginaire, un dieu vraiment unique, que mon érudition ne tient pas le coup : j’étale en tout ceci une science molle, mon désir est ailleurs. De ce livre, la confraternité académique parlera en l’appelant un gâchis.
7) Le système industriel, vu du côté de sa gestion, fonctionne – ne nous y trompons pas – sur la base d’une faillite, à coups d’écrits, d’écritures qui servent la juste cause, celle à laquelle en tant que barbares-chrétiens-industrialistes nous croyons. Un petit coup de pouce, et l’esprit scientifique s’effondre. Là aussi gâchis. Mais il est défendu de le savoir. Jusqu’à quelles extrémités n’irons-nous pas dans le mensonge, pour faire semblant d’abolir la bureaucratie et la passion du papier ? Les discours sur la communication et les doctrines simplistes qui nous exposent en quoi consistent les médias économisent la vérité. Nous voulons ignorer les sources poétiques du système industriel, son érotisme, et que certains arrangements convenus de la théorie des organisations sont des arrangements stratégiques d’une haute antiquité juridique. Comme les érudits dans la science des textes, les technologues du système industriel (j’emploie ce mot système, inventé pour la science des textes par le théologien de la Réforme Mélanchton) sont des guerriers, ils gèrent la mort et le désir.
8) Quand je dis : tuer en moi l’érudit, je mens, j’en suis sûr. Autrement dit, en écrivant ce livre, je joue ; je joue à mélanger les savoirs, je mélange tout, je me paie le plaisir inouï d’interpréter. Pourquoi me priverais-je de vouloir à mon tour toutes les sciences ramassées ensemble ? Descartes s’offrait de commenter la formule du Corpus poetarum “Quod vitae sectabor iter”1 , et moi aussi je sais rêver en latin délicieux, simple mégalomane que je suis et philosophe de très petit pied. Mais peu importe ; quand le désir se joue si radicalement dans des écrits et parvient à s’exposer d’une manière aussi folle et rigoureuse, la poésie est nécessairement de la partie, parce que la question de la parole et du rapport imaginaire avec l’Autre – avec ce lieu que nous remplissons d’idoles – se pose dans toute sa violence. Regardez l’interdisciplinarité des sciences gestionnaires. La rationalité de la gestion industrielle sonne faux et tous ces amas savants ne sont rien d’autre qu’une construction idyllique à grande échelle, une lettre désespérée sans adresse pour nous faire délirer en commun et dans l’ordre, sur le Progrès par exemple. Les certitudes abracadabrantes de la société moderne nous empêchent de voir ce que nous célébrons.
9) Quant à la poésie, aucun art poétique ne l’expliquera. C’est un écrit inexplicable. Aussi est-elle politiquement précieuse, démenti radical d’une théorie fonctionnaliste de la communication humaine. L’écrivain du poème s’adresse à lui-même : quelque chose en toi gémit au milieu du silence. Voilà d’abord ce qu’il faut en savoir.
Ces orientations fixent une certaine place à l’érudition, pour aborder la zone d’ombre de l’organisation industrielle ; elles donnent aussi un certain ton à l’effort de théorie. Cet effort, jugé parfois absurde, consiste à repérer ce que j’appelle la fonction dogmatique dans la société ultra-moderne. Il doit passer outre, non seulement à la risée de quelques universitaires rétrogrades (ceux-là mêmes qui ont tenté de faire obstacle à mon enseignement, jugé immoraliste, en Sorbonne), mais au découpage artificiel des savoirs traditionnels, insuffisamment critiqué. On espère sans doute, du côté des pédagogues indolents partisans du bourrage de crâne, que les données nouvelles mises sur la table depuis Freud et Lacan vont disparaître de la circulation : somme toute, la psychanalyse aurait joué comme une panne, très provisoire, dans notre système de pensée académique. Attendons la suite.
Je signale au lecteur que les leçons de cet ouvrage ont un lien direct avec mes essais, soit à l’École pratique des hautes études Ve section, soit à l’université de Paris I, soit dans quelques séminaires d’entreprises. Par ailleurs, je suis redevable de plus d’une remarque spécialisée sur la scolastique latine à plusieurs de mes savants amis, chers associés pour l’histoire de l’écrit juridique occidental, qui dans les réunions d’un Institut de la société Max-Planck et en divers autres lieux d’Europe et d’Amérique s’abrutissent avec moi sur la question prodigieuse, celle après laquelle je ne cesse de courir : qu’est-ce qu’un texte aujourd’hui, et que manient donc les médias industriels, sinon des textes ?
Ce livre est donc aussi une donne scolaire, précisant certains thèmes scabreux, que j’ai déjà eu l’occasion d’avancer, en matière de communication. Scabreux en deux sens; d’une part, ils embarrassent l’épistémologie régnante, qui n’aime ni le droit ni le tripot religieux ; d’autre part, ils ont un côté licencieux, ils mettent à découvert quelque chose d’obscène, touchant la nature de la vérité dans les institutions. Quant à la composition des chapitres successifs, j’ai estimé qu’il était nécessaire d’indiquer avec précision, dans des notes, outre quelques références banales, certains travaux très spécialisés ou peu connus en France, ou certains textes usinés par la technologie gestionnaire, ou encore certaines œuvres descendant de la tradition ; j’ai pensé que c’était là un moyen de contribuer à l’avancée d’un discours un peu moins rébarbatif sur la question des médias.
Texte extrait de Paroles poétiques échappées du texte. Leçons sur la communication industrielle, p.9-13.
Autre extrait : La beauté de la déchirure. Note sur la castration d’Origène, p. 108-113