Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Adresse aux imposteurs mes amis

Je dois notifier la cause qui me fascine : la tromperie. Je n’ai pas l’intention de faire le procès de la tromperie, parce que je sais que moi aussi, sous mon propre statut d’innocent, je sers la tromperie. Je sais aussi, d’expérience certaine, que devant la vérité je recule. Sans les montagnes de l’équivoque, il n’y aurait pas de politique.

C’est pourquoi, comme l’indique mon titre, je m’adresse aux imposteurs, mes amis.

Je ne vais pas prétendre mobiliser Orwell pour une démonstration ni me faire l’interprète d’Orwell. Je constate seulement ceci : la liberté, c’est l’esclavage n’est pas un slogan inventé par Orwell. C’est une formule mystique, l’une de ces formules par lesquelles l’humanité cherche à exprimer ce qu’elle a toujours su et qui ne peut être dit, si ce n’est par des emblèmes ou des mises théâtrales.

Ce que l’humanité sait depuis toujours, nous aussi nous le savons. En termes ordinaires, presque vulgaires, je dirai : nous sommes collés au pouvoir, nous avons le pouvoir dans la peau. Depuis la Scolastique – depuis l’instant médiéval de la bascule moderne – les Occidentaux se sont inventé des formules-choc pour tourner autour de la grande méprise du pouvoir.

Je vais citer deux formules exemplaires. D’abord, celle-ci : ex captivitate salus, mot à mot le salut sort de la captivité. Voilà une maxime aux mille facettes trompeuses et longuement tripotée par la philosophie politique. Puis, cette autre formule, pour déclarer que le pouvoir, en vérité, c’est lui l’esclave : salus, servus, ou encore potestas, id est servus. Respirez ces vapeurs latines, et vous aborderez la méprise. Qui est qui ? Qui est l’esclave, qui est le maître ? Autrement dit, les systèmes d’institutions tripotent l’équivoque fondamentale du genre humain. J’insiste là-dessus, ici, où, d’après moi, les prédications sur le bien, les incarnations sur l’avenir et les jérémiades sur la démocratie malade ne devraient pas avoir leur place.

Je m’adresse donc de préférence à tous ceux qui comme moi sont les familiers de l’illusion, à ceux qui ont renoncé à toute prétention de convertir la planète pour la réconcilier, à ceux qui sont condamnés au malheur de la sincérité ; enfin, je m’adresse aux lecteurs de la littérature antique – il en existe –, aux lecteurs de Cicéron par exemple, prestigieux théoricien des mensonges militants.

Nous avons à nous entretenir de l’équivoque politique, du pouvoir et de la tyrannie, dont les recettes, dans nos sociétés ultra-industrielles, ultra-scientifiques, n’ont pas changé, pour cette raison fort simple que l’industrie et la science sont des produits de l’humanité. Je dirai donc : la tyrannie consiste toujours et encore – je ne cesserai de le répéter – à manier l’espérance, la vulgarité et la menace de mort.

Au fond de ce que nous appelons le pouvoir – un vieux mot que nous empruntons aux juristes latins – gîte l’énigme. Quelque chose d’énigmatique et de consubstantiel au pouvoir ne manque jamais d’être là ni ne fera jamais faillite. Ce quelque chose d’énigmatique, je vais le définir sans lésiner sur la formule, à l’aide du vieil argot français dont on sait qu’il est désormais, dans cette langue longtemps châtiée par les règlements d’État, la partie la plus populaire. Ma définition, la voici : il est dans la nature du pouvoir, ex se comme diraient les médiévaux, d’être toujours salaud. Ce quelque chose d’énigmatique, ce côté toujours salaud, voilà l’enjeu universel de l’humanité avec l’inhumanité. Comment se joue cet enjeu ? Voilà une question radicale.

Là, nous touchons au fondement de l’amour politique, de cette passion dont on ne parle jamais comme de la passion la plus ordinaire : la passion de ne faire qu’un avec le pouvoir et d’ignorer pourquoi, une passion garantie par la peur d’en parler. Sur ce terrain, aucune force de science politique ne tient le coup, car la science est précisément là pour refouler le désespoir politique.

Qu’est-ce que le désespoir politique ? Impossible de répondre, puisque selon nos usages cette catégorie n’étant pas scientifique se trouve par là-même destituée. Nous avons affaire au côté détraqué de l’humanité, au détraquage qui balaye toute prétention positiviste et son fruit pourri d’aujourd’hui, les fameuses « Behavioural Sciences » qui mériteraient aujourd’hui d’être abordées par une critique politique radicale. À partir de ces remarques générales, je vais soulever deux questions majeures.

 

Première question : Comment parler du pouvoir sans nous trahir ?

Autrement dit, comment rester fidèles à nos aveuglements et ne pas dévoiler nos truquages ? Je vais relever quelques éléments qui composent ce que j’appelle le plat tout préparé d’une pensée prête à la consommation, cette pensée industrielle « clés en mains » dont nous sommes si fiers parce que nous l’exportons dans le monde entier. Ces éléments, je vais les résumer par mes propres slogans : objectivité, dévouement, développement.

 

Quelques mots sur la passion objectiviste. Nous débordons de discours explicatifs, nous nous étouffons de théories. Les Occidentaux ne peuvent plus parler, il leur faut des théories qui sont, en fait, des célébrations sociales. Je dirais volontiers : ça parle savant partout, mais non pas n’importe comment ; cette façon étrange de parler savant, pour éviter de parler à la manière humaine, sert à quelque chose d’essentiel. La consommation de discours explicatifs – désormais par la classe politique elle-même – présente l’avantage de nous innocenter de tout. Autrement dit, ce sont les mécanismes de la machine sociale qui sont tenus pour responsables du pouvoir et de la vie, pas nous. Autre avantage des discours explicatifs : ils empêchent la pensée de dévier. L’invasion des explications théoriques et du méthodologisme fonc­tionne comme une police de la pensée. Orwell lui-même va devenir une autorité, pour nous conforter dans cette attitude. L’épistémologie est devenue une articulation savante, appelée à refouler comme non fondés – entendez : subversifs – les questionnements indésirables.

 

J’ai prononcé le mot de dévouement. Notre univers politique déborde d’encouragements au dévouement : dévouement du journalisme au service du vrai, de la publicité au service du consommateur, des pédagogies au service des ignorants, et, par-dessus tout, dévouement de la classe politique au service de la promotion universelle du dévouement. Nous sommes tous consacrés au bonheur des autres. Mais, parmi ces autres nous avons, si j’ose dire, nos préférés : tous ceux que nous invitons au développement.

 

Un mot sur ce terme sacro-saint : le développement. Pour avoir contribué directement, soit sur le marché des organisations, soit comme expert dans des institutions internationales, à l’élaboration et à l’exécution de ce qu’on appelle les programmes de développement, je m’autorise de ma propre expérience pour poser la question suivante : quelles critiques peuvent être entendues, en dehors des messages produits pour son propre usage par le marché économique et financier, ou en dehors des réfutations infligées par la force ? Je répondrai : strictement aucune. Aucune critique n’est jamais entendue, sauf si elle va dans le sens du confort de la pensée jugée acceptable par ceux qui prétendent développer les politiques de développement au nom du Bien et la Pensée-pour-le Développement. 

Un petit fait va me permettre d’illustrer mon propos : le forçage du barrage musulman par le marché des assurances sur la vie. Qui donc s’interroge, parmi les experts, les savants officiels, les spécialistes en tous genres, sur l’interdit de recevoir le prix du sang ? Que veut dire, sur ce terrain du marché des assurances en pays d’Islam, « changer les mentalités » ? Qui s’interroge sur cette violence ?

Je viens de prononcer le mot assurance, ce mot extraordinaire, du moins dans la langue française. Qui nous assure que nous ne sommes pas fous ? Qui nous fabrique notre légitimité pour vouloir tout ce que veut le discours mécanique de l’« efficiency » ?

Les sociétés dites industrielles, ou post-industrielles sont plus démunies que les sociétés les plus archaïques. Elles en sont réduites à prétendre ne plus douter. Ne plus douter, c’est s’engager dans l’aveuglement politique sans jamais parvenir à se poser la question du pouvoir à l’état brut. Nous enjolivons la science politique afin d’éviter la question du pouvoir à l’état brut. Alors cette question, essayons de la nommer. J’en viens, dans ce petit exposé où fleurissent ce que les rhéteurs latins appelaient des questionnettes à cette interrogation minuscule que je développerai brièvement :  

 

Seconde question : Comment faire semblant de vouloir une société sans pouvoir ?

Au fond, si nous étions sincères, il nous faudrait reconnaître cette vérité enfantine : nous voulons une société qui nous fasse des gentillesses, qui soit, selon une remarquable expression que j’emprunte à la publicité du marché des ordinateurs, « user friendly ». Heureusement, cette revendication est impossible à satisfaire, parce qu’elle suppose une humanité maniable indéfiniment par la toute-puissance, une humanité qui serait indifférenciée, un monde où la reproduction humaine, c’est-à-dire l’enjeu vital de la reproduction pure et simple du sujet des désirs, aurait disparu en tant qu’ordre successif des générations. Le scientisme ambiant prêche en faveur de la toute-puissance dans le maniement d’une humanité indifférenciée, au nom de la vérité des purs mécanismes. Le scientisme actuel refuse fanatiquement une certitude élémentaire du genre humain. Cette certitude, la voici : je vais l’exprimer dans le style le plus populaire :  

Cela coûtera ce que cela coûtera, mais l’humanité n’acceptera pas de survivre au prix de la destruction des enjeux de désir. Pour comprendre l’énormité de ces enjeux qui sont des enjeux politiques, je ferai quelques brèves remarques, concernant ce dont  on ne s’occupe guère et que je résumerai ainsi : le statut du sujet de la parole dans le monde d’aujourd’hui.

Première remarque :  l’éducation  dite de  masse,  c’est-à-dire la formation de sujets humains indifférenciés, travaille à éliminer la question que l’anthropologie depuis Freud a fini tout de même par mettre au net : le garant symbolique pour fonder la parole du sujet humain. On travaille d’arrache-pied, avec la contribution d’experts prétendus scientifiques, à détruire cette question. Autrement dit : mort aux interprètes. Il y a ici, parmi mes auditeurs, des talmudistes, qui saisiront la gravité de mon propos.

Deuxième  remarque :  abolir  l’enfant, c’est-à-dire  télescoper, à  travers l’écrasement des temps, les générations et du même pas interdire aux enfants l’accès à l’humanisation. Par exemple : qui n’a pas noté l’ampleur de la publicité des banques à l’adresse des enfants ?  La publicité bancaire du « majeur à 13 ans » va de pair avec ce qu’il faut bien appeler les poussées de la programmation sociale de la psychose. Tout cela prend place dans le magma des références lyriques en faveur de la liberté et d’une apologie des droits de l’homme. 

Troisième remarque : l’abolition de la distinction entre public et privé,  c’est-à-dire plus particulièrement l’abolition de ce qui dans les systèmes administratifs et politiques préserve l’existence du sujet. Je vise ici particulièrement la prétendue personnalisation des messages du pouvoir. Le pouvoir est censé désormais ne plus s’adresser au citoyen, mais simplement, en toute simplicité donc, à chacun d’entre nous. Je l’ai répété, pour le cas français, où cette manie publicitaire, issue du marketing électoral a pris une ampleur extraordinaire : le président de  la République française n’est pas mon président, il est le président de la République française, ce qui est tout différent. Dans cette manœuvre si sympathique du discours politique, quelque chose passe à l’as : la distinction fondamentale des places et des fonctions, le principe même de la fonction de différenciation en politique.

Pour conclure, je me permets de revenir à Orwell, qui a parfaitement senti – je ne dis pas qu’il ait compris plus que chacun d’entre nous –, par sa référence au principe de parenté, ce qui était en cause.

Ce qui est en cause, dans la réflexion sur le pouvoir, c’est la reproduction même de la vie, le vitam instituere (instituer la vie) évoqué par le droit romain, cette assise des systèmes modernes nés de l’industrie. L’institution de la vie suppose précisément le jeu des institutions, c’est-à-dire la distinction des niveaux, l’espace juridique de l’autorité pour marquer les écarts, des règles qui limitent l’autorité ; la reproduction humaine de la vie n’est pas le magma des idéologies fraternelles. Ce qui a été dit là, sur le thème du Frère absolu, par Orwell, est en fait une redite dans l’humanité. C’est une redite logique, parce qu’il s’agit de ce que Freud appelle dans son jargon « l’autre scène » c’est-à-dire l’envers des principes si rassurants de non-contradiction et du tiers exclu. Il n’y a pas, d’un côté la liberté, la vérité, la paix, et de l’autre, l’esclavage, le mensonge et la guerre. La politique fonctionne en manœuvrant tous les leviers à la fois. Le fonctionnement du pouvoir, c’est cela : le pouvoir fonctionne toujours, hypothéqué par l’équivoque.

 

Contribution au Colloque George Orwell, 1984 - Mythes et Réalités, organisé par le Conseil de l’Europe et publié dans Big Brother Un inconnu familier, 1986, éd. Le conseil de l’Europe et L’Âge d’homme, p.275-280

 

 

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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