Administrer la psychanalyse. Notes sur la dissolution de l’École freudienne de Paris
Dans la perspective de cette Revue – une science politique manœuvrée par des juristes – je crois utile de présenter des remarques sur un épisode fort important, me plaçant délibérément hors du répertoire flambant récité pendant des mois à travers la presse par des artificiers qui nous préparent une histoire officielle simplissime de cette affaire passionnante : un essai raté pour destituer chez les analystes l’amour politique et déclasser un montage institutionnel frappé de centralisme.
Ici encore, ma rubrique est à suivre à la lettre, afin d’entrer dans l’équivoque de la question. Notons ce mot-foutoir : administrer, terme promu par les juristes depuis notre Antiquité légendaire. Nous disons : administrer un sacrement, une correction, un médicament ; administrer une entreprise ; ou bien administrer on ne sait quoi, Dieu sait comment. Les psychanalystes hésitent entre ces formules abruties, car il leur manque d’avoir appris à douter des institutions sans dénier l’importance sociale et politique des mises juridiques. Voilà pourquoi j’ai choisi un titre abracadabrant ; j’ai voulu faire sentir d’emblée au lecteur le fiasco.
Quel fiasco ? Précisément c’est la question, enfin soulevée publiquement lorsque Jacques Lacan a pris la décision en janvier 1980, son dernier pari, de dissoudre l’École fondée par lui en 1964.
Le chahut provoqué par la dissolution de l’EFP remue une énigme classique ; il remet sur la table ce qui justifie traditionnellement la science politique d’être une tentative d’éclaircissement du point le plus obscur des rapports de pouvoir : l’espèce d’aveuglement auquel nous convient les jeux d’institution. Qu’est-ce qu’instituer, qu’est-ce que subvertir, débloquer, refondre une institution ? Sur ce terrain, cette affaire de la dissolution, imprudemment traitée parfois comme s’il s’agissait de faire trancher par l’opinion publique un simple problème de tendances à l’intérieur du milieu « psy », est riche d’enseignements.
Une remarque préalable. Bien qu’il soit prématuré, malgré les apparences entretenues par tant de prédicateurs, de jauger les développements d’un tel remue-ménage, faute de plusieurs informations capitales qui demeureront encore non disponibles pendant un certain temps, la situation me paraît suffisamment éclaircie pour être décrite d’après ses lignes de force. Je ne ferai état que d’éléments notoires et, pour partie, de ma propre expérience, me réservant d’étendre mon témoignage, que je publierai en temps opportun.
Il est sans doute fort difficile aux observateurs extérieurs de découvrir le fil conducteur de l’histoire qui conduit aux récents épisodes. La précipitation avec laquelle les conflits ont été portés sur la grande place publique indique déjà qu’aux yeux de nombreux protagonistes il était nécessaire de noyer la difficulté du débat dans le discours prêt-à-porter d’une crise gérée à coup d’interviews, voire d’auto-interviews, de déclamations théoriques à tout-va, de mises en scène laissant entendre une prochaine apocalypse de la pensée universelle. Charabia, militantisme indigent, naïvetés insipides ont cohabité avec les propos les plus graves, les discussions serrées et quelques suggestions vraiment libres. En décidant de dissoudre son Ecole, Lacan prenait une décision hautement baroque, ai-je dit. Baroque en ceci : elle remue ciel et terre pour poser les problèmes d’institution, elle met sur la table un élément à peu près totalement éludé par les observations académiques sur le pouvoir, à savoir l’angoisse politique devant l’absolutisme et la peur d’en parler. En termes de science administrative, un tel geste peut paraître insensé, car il implique le pari de défaire un espace dogmatique, pari éminemment analytique, en contradiction avec tout ce que nous savons de la reproduction institutionnelle. La question fondamentale, qu’aujourd’hui nous pouvons nous poser après coup – nous qui avons rendu possible, par nos votes et nos efforts d’élucidation, qu’un tel pari vienne à se traduire dans les faits – doit être ainsi formulée : ce pari était-il longuement supportable à une organisation aussi puissamment centralisée, fortement dépendante d’un dispositif de pouvoir où la dissolution d’instances féodales laissait progressivement apparaître un noyau intouchable, une instance de liens familiaux des plus serrés ? Même sans faire appel à la moindre considération de psychanalyse, une simple étude de science politique conduirait à l’heure actuelle à ce constat : Jacques Lacan a été débordé par son pari, qui, pour être gagné, supposait une mise radicale, c’est-à-dire le démantèlement effectif de toutes les positions d’intérêt comme telles. Sur cette hase, l’enjeu analytique pouvait alors être mis en évidence : la question du rapport inconscient de chacun avec le nom même de Lacan, du Lacan fondateur de l’École.
Replaçons l’affaire dans le contexte des développements survenus depuis le 5 janvier 1980, date à laquelle J. Lacan a manifesté sa décision de dissoudre l’EFP. Ces développements ont mis en relief ceci :
1° La découverte subite de l’arme juridique dans un débat ayant en principe pour objet la psychanalyse comme telle. Le coup d’envoi des polémiques a été donné par les auteurs d’une citation en référé contre Lacan, directeur de l’École, sommé de retirer sa décision. Il s’en est suivi une procédure quelque peu dérisoire. Finalement le 27 septembre 1980, sous contrôle d’un expert, l’Association EFP s’est dissoute par un vote, après une première tentative avortée en juillet, faute d’une majorité des deux tiers. L’adresse du juge a consisté à renvoyer la balle dans le camp des analystes par une sentence pesée, mais il paraît douteux que cette subtilité ait été remarquée non seulement par les initiateurs du référé, mais par les gestionnaires en exercice. La mise en scène judiciaire, si avantageuse pour tout le monde en ce qu’elle distrayait l’attention des questions strictement analytiques, a ouvert les vannes d’un déluge d’articles où se donnait libre cours, dans les deux camps, un psychanalysme à tout-va. Je note au passage l’espèce de confusion opérée en la circonstance entre la psychanalyse et le droit et que, de ce fait, la position de Lacan, en tant que Souverain-Législateur au regard de la plupart de ses cosociétaires, se trouvait mécaniquement renforcée. Première glissade à noter. Bien entendu, au fil de cet invraisemblable débat, un marais d’attentistes n’a pas manqué de jouer son rôle ordinaire, qui consiste à tâcher de s’arranger en évitant les risques.
2° L’interruption du travail psychanalytique de dissolution sous l’effet des mises juridiques. Voilà un fait considérable: le surinvestissement de la question Organisation dans un milieu d’analystes. Au lendemain de la dissolution juridique de l’École, un processus s’est développé pour réorganiser une nouvelle École. De quelle École pouvait-il s’agir ? Là-dessus, il faut juger sur pièces, c’est-à-dire sur les termes précis définissant le nouveau dispositif institutionnel, entièrement démarqué de règles constitutionnelles dont je dirai, afin d’éviter un comparatisme plus déplaisant, que j’en trouve la théorie dans la tradition pontificaliste telle que la définissait un historien-juriste américain sous la référence Mysteries of State. Pourquoi rejouer, au nom de Lacan, la carte du pouvoir sans nom ? C’est un point que je me propose de contribuer à éclaircir, ici même.
Or, précisément, comme je l’ai montré après tant d’efforts, apparemment vains, pour approfondir ce concept des « Mystères de l’État »1 et suggérer d’y réfléchir dans le milieu analytique – milieu où il est du meilleur ton d’afficher un désintérêt total à l’égard des institutions –, la reproduction des systèmes d’organisation joue une partie capitale sur le terrain juridique. Les glossateurs occidentaux usaient d’un mot très vigoureux là-dessus : religion du droit (juris religio), expression abracadabrante qui signifie que la justification finale d’un aménagement juridique est indiscutable et nous reporte au lien religieux. Ce point dangereux a toujours été contourné par les gestionnaires de l’ex-EFP aussi bien après qu’avant la dissolution.
L’ancien régime à reconstruire, si j’ose ainsi qualifier le magma des idéaux menacés par la tentative de Lacan, table lui aussi évidemment sur les possibilités offertes par l’outil juridique grâce auquel tant de camouflages deviennent possibles. Aussi bien est-il important de noter que l’accélération du processus de reconstitution, marqué principalement par un chassé-croisé de décisions relatives à l’association « La Cause freudienne », bientôt mise au frigidaire, puis remplacée par l’École de la Cause »2, constitue une démarche vers l’État, appelé à garantir, par le tour de passe-passe des dépôts de statuts, la bonne marche psychanalytique d’une dissolution désormais sans surprise ou purement et simplement verrouillée. Il est difficile de penser qu’une telle série de démarches ait réussi à rendre tout un chacun « sérieusement d’écolé », selon l’expression qu’employait Lacan en mars 1980.
Mais enfin, J. Lacan et sa famille l’ont voulu ainsi. Je ne vois pas dans cette réalité un motif suffisant de critique sur le fond. Il faut être ignorant de la force des traditions féodales ou du lien familial en France, pays où la famille joue un rôle si grand dans le soutien de toutes les organisations en tous les secteurs d’activité, pour s’en étonner. Certains feignent l’indignation. J’y vois une très mauvaise querelle et la question n’est pas là. Le point essentiel dont nous avons à nous préoccuper, ce n’est pas tant la diversité d’épisodes féodaux jusqu’à présent mal éclaircis ou les violences verbales rapportées non sans prétention de part et d’autre à la défense de ce qui serait la Psychanalyse, que l’impossibilité d’en parler en dehors d’un discours strictement codifié à l’avance. Mais telle est bien la question : le truquage des discours. Cela doit nous intéresser, du point de vue de la science politique et du droit, car en fait de truquage les juristes en savent long. Des avocats, voilà ce qu’a fait naître la tentative de dissolution de l’EFP. Malheureusement, ces avocats ignorent les jeux de la procédure.
Mais aussi l’art de convaincre a tourné court. On a pu le remarquer depuis les explications de vote sur la dissolution de l’Association EFP, la plupart des orateurs s’exprimaient à la manière des annonceurs. Le mode publicitaire s’est imposé : ma thèse est meilleure que la tienne, je psychanalyse plus. C’est une course pour être plus. Autrement dit, les choses furent engagées comme s’il s’agissait d’améliorer un produit ; j’ai évoqué là-dessus la novation, au sens civiliste et romain : la dette change de bocal, le lien d’obligation subsiste inchangé. J’en fis la remarque à quelques-uns : il était question, dans beaucoup d’esprits, de relancer, puis de gérer, le discours de l’omniscience, pour reconstituer le contrat sans nom. L’affaire étant sur cette pente, j’avais envisagé d’aider au repérage en réexaminant, pour les besoins de la Cause, le fameux montage des contrats innommés, question étonnante et propre à faire douter, s’il devenait enfin possible de mettre sous nos yeux à tous notre responsabilité d’agents d’une confusion anti-analytique, en stigmatisant le juridisme galopant abrité derrière le rideau de fumée d’un psychanalysme à tout-va3. Mais la rapidité avec laquelle s’est opéré le verrouillage a déclassé mon propos, au soulagement d’un grand nombre, notamment du côté des gestionnaires, plus sensibles à la sécurité par le rabâchage d’arguments analytiques promus en maximes de droit, qu’à poursuivre un dangereux examen du malaise des analystes soumis aux effets de l’agglutinement institutionnel.
3° Le pullulement des maximes, la manie des slogans, l’utilisation des concepts cliniques en notions quasi pénales (X est pervers, Y psychotique, etc.), la gabegie théorique, la transformation emblématique du nom de Lacan, tous ces indices soulignent notre indigence pour aborder la question institutionnelle. J’ai lâché le mot, lors de mes exposés publics : institution ; il a fait fortune, en général dans des discours d’indignation. Analystes, nous touchons les bas-fonds d’une ignorance crasse et l’analphabétisme sur cette affaire produit et produira, n’en doutons pas, des effets dans la pratique des analyses. Vouloir ignorer l’institution, c’est récuser un fait : que l’institution est d’abord un phénomène d’écriture et manœuvre les identifications. Cette dénégation massive est assortie d’une extraordinaire prétention : la psychanalyse ferait naître un lien social particulier, si particulier qu’il postule des institutions hors jeu, divinement affranchies de la rigueur juridique et des férocités sociales. J’appelle ça promouvoir la loi du silence à la foire d’empoigne, ni plus ni moins. En réalité, les merveilles sorties de cette prétention laissent apparaître le montage le plus classique, quelque chose comme une réplique dérisoire de ce que vous découvririez en furetant chez les légistes dont je recommande la lecture : redites féodales, abris pour la servilité, certitudes bien-pensantes, amours déraisonnables dans la patrie de la vérité. On peut tenir le débat pour enterré, provisoirement du moins. En présentant mes remarques, je n’ai évidemment rien à retrancher des vives critiques que j’adressais à l’EFP dans un exposé public rédigé pour donner suite à une requête de J. Lacan4. La question institutionnelle chez les analystes est actuellement dans l’impasse, faute de réflexions un peu plus informées et d’initiatives de travail conséquentes.
Il sera utile aux spécialistes en science politique de noter quelques éléments de cette situation, à compter des repères suivants :
I. - La tentative de dissolution et la question de l’amour politique
Cette question est évidemment capitale, pour une organisation en principe vouée à l’entreprise analytique. On peut mettre en évidence, me semble-t-il, un certain nombre d’obstacles sur la voie d’une élucidation.
a) Un rideau de fumée entoure cette question. – Il n’est pas très difficile d’observer sur ce terrain le bluff extraordinaire qui traditionnellement permet d’écarter un problème aussi épineux. Alors que la précipitation avec laquelle se reconstruisait l’École (l’École n° 2, dite École de la Cause freudienne, après dissolution juridique de la première) faisait l’objet de protestations de la part des personnes les plus modérées, les arguments avancés, pour justifier à la fois l’urgence de cette création juridique et le caractère nettement oligarchique et autoritaire de statuts rédigés à la sauvette, oscillaient entre deux pôles. D’un côté, les critiques sont balayées dans un style d’éditoriaux vengeurs ; « frénésie de destruction », « émulation dans le saccage » voilà des formules éminemment combattantes, assorties de leurs compléments nécessaires, des platitudes guerrières telles que« repartir, avec Lacan et une ardeur renouvelée » (sic)5, dont le ridicule et le ton infantile masquent un profond désarroi devant l’ampleur des problèmes soulevés. D’un autre côté, la référence aux notations théoriques de Lacan, fonctionnant comme bouclier, disqualifie d’avance tout effort de critique. J’en citerai un exemple, qui donne une idée de ce discours mécanique infaillible ; à la critique très vive que j’avais publiquement introduite à l’égard des statuts de la Cause freudienne, statuts bâclés, modelés sur un type d’organisation juridique qui n’a d’équivalent en France que dans les régimes des anciennes congrégations, une lettre-réponse largement diffusée, rédigée par une personne qu’avaient révoltée les précisions techniques apportées par mon propos, a immédiatement coupé court, sous des arguments assurément dissuasifs du type de celui-ci : « Le désir du sujet étant désir dans l’Autre, la demande de chacun doit se réduire au trou du manque dans l’Autre. » Je tiens à noter ceci : une telle utilisation juridique de la psychanalyse aboutit à protéger de toute analyse le problème, vraiment embarrassant dans une institution, de l’amour politique. Mais il faut bien comprendre qu’un tel problème, jusqu’à présent fort mal balisé dans le milieu de l’ex-EFP, est d’une très grande importance pour repérer la psychanalyse comme telle. C’est pourquoi, j’avance la remarque suivante :
b) L’amour politique met toujours en œuvre un juridisme effréné. – C’est cela qui donne son poids à cette littérature de lettres et d’articles, littérature farcie de propositions souvent grotesques, d’injures, de slogans dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est à tout prendre fort ennuyeuse. En fait, ces discussions absconses, sans cesse relancées autour des mêmes thèmes, font apparaître, de manière inattendue pour de très nombreux protagonistes, que la psychanalyse développée à grande échelle (à grande échelle sociale) ne saurait éviter la mauvaise rencontre du pouvoir et des institutions. Nous retrouvons par conséquent, dans une atmosphère de déni généralisé, une certaine automaticité du jeu juridique, automaticité aggravée du fait de l’ignorance entretenue à propos d’un tel jeu inévitable. On oublie par exemple que la fonction juridique, dans une société ou dans un groupe numériquement consistant, sert notamment à préserver de toute atteinte l’objet d’amour social, un objet fantasmatiquement repérable, c’est-à-dire identifiable par chacun au moyen de l’adhésion au discours monstrueux. Saluant au passage mon ami Hobbes, j’appelle discours monstrueux l’ensemble des discours juridiques au sens large (y compris par conséquent les discours dits idéologiques voués à la défense de l’idéal politique), qui colportent et reproduisent une mise en scène fantasmatique prête-à-porter. En ce sens, le juridisme n’est pas très éloigné des collages publicitaires qui eux aussi proclament l’adhésion. J’ai déjà longuement rendu compte de ce mécanisme à propos des institutions industrielles liées à la fable du Législateur, monarque imaginaire, le monstre divin qui sert d’appui à la théorie des sources du droit dans la scolastique occidentale. Autrement dit, l’amour politique est inclus dans ce que nous appelons d’après l’érudition juridique les Mystères de l’Etat (Mysteries of State) ; il est rendu possible et socialement efficace à la suite d’un montage qui toujours (je dis bien : toujours) vise à confondre le Nom d’un corps humain avec un Texte, dans la commémoration permanente de la Vérité, une vérité irreprésentable comme telle. Le pontificalisme latin et la formule politique du maoïsme sont l’illustration la plus saisissante de ce mécanisme, sur lequel ailleurs qu’ici j’aurai l’occasion de revenir.
Ce qui s’est passé à l’EFP et s’est de nouveau manifesté lors de la fondation précipitée de l’École de la Cause fonctionne-t-il sur ce mode ? Je pense qu’il s’agit bien du même phénomène. On aime Lacan, on aime son message, le texte et le corps ne font qu’un. Lacan a été mis en position d’objet divin révélateur, d’un objet en proie à la vérité, à la manière de l’empereur « pantocrate »6. Mais une telle position, pour n’être pas précaire, suppose un travail incessant de consolidation, de défense, un travail titanesque qui soit à la mesure d’un tel enjeu : fabriquer un absolutisme. C’est là qu’opère le juridisme précisément, en tant que discours qui cimente le collage, rend plausible l’érotisme en politique, éternise le transfert dans un étrange enlacement avec un objet d’amour qui soit le même pour tous. Plus le discours est bétonné, plus solide est la construction, plus vénérable est la légalité du savoir.
Ainsi avons-nous assisté, au fil des années, à l’élaboration d’une glose non reconnue comme telle. L’un des grands avantages de la création d’un département de psychanalyse à Vincennes sous l’égide de Lacan était d’ouvrir la possibilité d’un enseignement académique permettant de pousser à l’inventaire des concepts, de développer les champs annexes (mathématique, histoire, etc.), tout en préservant la psychanalyse en tant qu’expérience inenseignable. À cet égard, énoncer une glose qui pouvait s’entendre comme glose autorisée, voire comme glose ordinaire au sens scolastique du terme, m’a toujours paru un exercice indispensable, à tout le moins un pari intéressant parce que des plus scabreux. Scabreux en raison de ceci : le risque était grand de constituer les énoncés de Lacan en un bloc législatif, lisibles selon le juridisme traditionnel qui efface la temporalité des textes et manipule les fragments dans une visée purement logique, de mêler lecture et clinique dans des conditions peu favorables à l’apprentissage personnel, finalement de produire la psychanalyse sur le modèle d’une science de l’ingénieur. Ce trait est particulièrement frappant, lorsqu’on observe la facilité, pour ne pas dire la légèreté, avec laquelle certains analystes, portant en bandoulière la maxime « poursuivre-avec-Lacan », se comportent en experts brillants, repérant mécaniquement en chaque point la sedes materiae, jonglant de façon implacable avec les sigles, comme s’il s’agissait d’appliquer les règles apprises, c’est-à-dire comme si eux-mêmes, dans l’entreprise incertaine et souvent dramatique de l’analyse, n’étaient pas impliqués. Sur cette pente, il est vain de rappeler la fonction de figurant du Docteur imaginaire7.
Un jour ou l’autre, l’activisme universitaire devra être interrogé par ses partisans les plus fermes, à condition que la frénésie organisationnelle en rabatte. Lacan n’a pas légiféré ; sa théorisation ne saurait être brandie comme un savoir, pas plus que les formules lacaniennes récitées sur le divan ne constituent comme telles une avancée à travers le fantasme inconscient. Tout au contraire, dans la situation si périlleuse du transfert, cette mise joue pour le sujet une feinte, les références à l’enseignement de Lacan sont un paravent, une mascarade destinée à renforcer les résistances d’un sujet en lui évitant le risque de l’analyse dans l’analyse, le risque qui consiste à y aller de sa parole de sujet. Le psychanalysme à tout-va de ces derniers temps, à propos des problèmes techniques de statuts pour une École (problèmes-écran), montre que l’effort de dissolution menaçait quelque chose d’essentiel : le juridisme, sans lequel l’amour politique inévitablement se défait. L’acharnement à produire de l’institution, en faisant la part trop belle au juridique officiellement abhorré, est un signe qui n’a pas manqué d’émouvoir nombre de personnes (qui toutes avaient voté la dissolution), dont il est tout de même difficile de prétendre qu’elles travaillent désormais au naufrage de l’œuvre de Lacan.
c) L’amour politique, comme question familiale. – C’est peu dire que Lacan s’est trouvé, du temps de l’EFP, porteur d’une demande de tyrannie et, de ce fait, promu Père de cette étrange Patrie qu’est devenue pour beaucoup la Psychanalyse, espace nostalgique capable de produire un État. La relance précipitée d’une École a mis au premier plan un Lacan chef de famille, réinstitué à l’usage de tous en tant que tel. Je veux dire par là que Lacan est investi chef de famille en cette affaire non seulement au sens mystique de l’expression si justement reprise par Hobbes à l’adresse du pape, mais au sens de la scène inscrite par le droit civil pour définir certains effets de légitimité. Dans cette zone, repérée par Freud, s’agite la question de la mise à mort du chef de la tribu. En termes de statut imaginaire de notre relation au pouvoir, nous abordons la question institutionnelle du point de vue de l’enlacement à mort avec le désir du Fondateur8.
Les problèmes soulevés sont nombreux et fort complexes. Leur examen demeure encombré de considérations fumeuses, d’injures, de propos journalistiques simplifiants. Il est important de se souvenir de la position d’analysant fréquemment revendiquée par Lacan au cours de son enseignement, de se souvenir de ses propos sur la famille et les gestionnaires de l’œuvre de Freud, tout autant que de la part prise par ses proches dans les plus récents événements. À cet égard, la querelle relative aux faux soulevée contre son gendre J. A. Miller me paraît quelque peu simpliste, négligeant l’entraînement le plus commun des appareils d’autorité solidement constitués à produire des écrits dont la composition fait un très large usage de rédactions à la commande et des jeux de signature. C’est le b-a-ba de la diplomatique et de l’art notarial ; il est regrettable que des analystes soient si naïfs en présence d’un juridisme galopant. Quant à la pratique des interpolations et aux manifestations de ce que les juristes désignent du terme de captation, elles demeurent le secret des familles. Je comprends mal qu’on dispute de la question de fond sur ce terrain hérissé de défenses infranchissables.
En revanche, certains faits sont là et engagent chacun à s’interroger. Un propos pathétique de Lacan en appelant, selon sa formule, à « ceux qui m’aiment encore » au cours de la campagne de bluff qui l’a poussé, sous des pressions faciles à repérer, à précipiter la reconstitution de l’École ; par ailleurs, le fait que sa famille entière se soit trouvée dans l’extraordinaire position à la fois de contrôler le dispositif organisationnel (dont ladite École n’est qu’un élément) et d’argumenter avec une unanimité sans faille en faveur de statuts juridiques présentés comme découlant de la théorisation lacanienne ; le fait encore de cette invraisemblable hagiographie entretenue par l’appareil à travers la presse et certaines publications ; tout cela constitue un mode de propagation troublant dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’a pas grand-chose à voir avec le pari d’une dissolution. De quoi s’agit-il en vérité, du point de vue de la vérité des inconscients ? De quoi résonne la Raison de la famille dans cette affaire ? À moins que la famille Lacan-Miller soit miraculeusement affranchie de la condition humaine et du jeu ordinaire des fantasmes au sein des familles unies, il n’est pas possible d’éluder, à propos de cette frénésie combattante pour protéger Lacan et son œuvre, la question inconsciente : que veut-on dire et nous dire à l’occasion d’une telle mêlée ? Ce n’est pas la polémique qui donnera la réponse.
II. - Une bêtise aux couleurs de la France. Remarques sur le recollage des morceaux et le réflexe centraliste
La dissolution de l’EFP ne manque pas d’être intéressante, pour nous inciter à réfléchir sur l’emphase qui préside aux débats d’institution en France. Cette emphase sert à bourrer une zone de vide, le vide d’un discours typiquement religieux dès qu’il s’agit d’aborder les questions du pouvoir. Les discussions, mise en acte d’une position imaginaire, deviennent un étripage, dès lors que se profile l’éventualité d’un desserrement de l’organisation, desserrement qui implique évidemment la perte de quelque chose du côté de ce qui s’appelle l’amour. Or, précisément, le centralisme fonctionne sous condition que la possibilité d’un tel amour ne soit jamais mise en cause. C’est dire l’impossibilité pour un tel système de mettre sur la table son élément constitutif le plus solide. J’ai plus d’une fois rappelé, dans le cas de l’organisation française, que la science dite administrative, en principe chargée d’élucider la structure d’un fonctionnement, ne devait pas dépasser dans ses observations les limites imposées par un interdit de savoir. Qu’en est-il dans le milieu des analystes ?
Les choses d’institution s’y présentent sous le jour d’un conformisme qui désormais a quelque chance d’être interrogé par les analystes les plus soucieux de pousser un peu plus avant certaines questions relatives à la partie inconsciente que nous sommes tous appelés à jouer, chacun pour son compte, dans les institutions. Il est certainement significatif de s’imaginer qu’une institution psychanalytique puisse exister non seulement en tant que telle, mais sous un régime constitutionnel juridiquement formulé comme une conséquence directe de la théorisation lacanienne. Un tel discours est évidemment soutenable, sauf à le rapporter au jeu des symptômes et des fantasmes de Lacan, de sa famille, de chacun d’entre nous avec cette chose-là : une organisation follement investie. La prédication sur le lien social particulier entre analystes, les formules militantes telles que « attendre la plus que jamais nécessaire réforme de l’entendement humain » (sic), ne sont pas seulement des excès de langage de la part d’apologistes de la Vérité, dans une atmosphère électoraliste. Cette emphase laisse entendre quelque chose comme l’avènement de l’Homme nouveau. Dans ces conditions, pourquoi La Psychanalyse, ainsi promue idéalement, n’annoncerait-elle pas un État, l’État enfin libéré grâce aux analystes ?
Ainsi le juridisme analytique porte-t-il à conséquences, en tant que démonstration politique a contrario. L’incapacité, de la part des promoteurs de la précipitation, d’avancer la moindre preuve théorique hors la surenchère habituelle et de sortir des sentiers battus en matière d’organisation démontre une fois de plus que l’institution analytique est une contradiction dans les termes. On joue sur les mots, en évitant soigneusement de s’interroger au niveau le plus simple : qu’est-ce qu’une institution ? En cas de difficulté dans le débat, la porte de sortie est toujours la même : le rebâchage (Lacan a voulu ceci cela, ou bien les institutions n’ont aucune importance, etc.). Inutile alors de faire remarquer par exemple qu’une enveloppe institutionnelle ne dépend pas des analystes ni d’une quelconque théorisation analytique, mais de jeux sociaux et politiques où ne s’articulent pas seulement ce que nous appelons depuis la Scolastique latine, les États, mais les procédures complexes incluses par ce que Freud désignait d’un mot très fort : Kulturüberich, que je traduirais volontiers approximativement par Surmoi de la Sauvagerie, afin de marquer nos attaches anthropologiques malheureusement tellement oubliées. Notons au passage que dans l’aménagement interne, offert à la créativité politique par la loi et la jurisprudence françaises sur les associations, la prétention au lien social particulier n’a pu jusqu’à présent produire autre chose que des élaborations constitutionnelles d’un classicisme éculé et curieusement engluées dans le micmac absolutiste ou oligarchique. Est-ce donc là un impératif déductible de la théorisation lacanienne ? Remarquons enfin, pour compléter cette observation, que les problèmes proprement analytiques, soulevés par Lacan pour mettre en œuvre un type de transmission original fondé sur les instances dites de la « Passe », ont été traités de la manière la plus confusionnelle au cours de ces derniers mois, de telle sorte qu’ils se trouvent arbitrairement télescopés avec l’aménagement constitutionnel et juridique de l’Association. J’aurai l’occasion de revenir prochainement sur cette question considérable.
Restons-en aux thèses combattantes, qui gravitent toujours autour d’un Lacan-paravent. Ce point nous intéresse ici directement. Une personne, qui ne fait aucun mystère de son penchant hagiographique, s’est laissée aller à comparer Lacan à de Gaulle. Voilà au moins un propos qui porte, car l’apologétique, quel que soit le Nom divin célébré, travaille à justifier indéfiniment l’indéménageable d’une institution avec le seul argument qui éternellement nous mobilise pour la seule cause vraiment humaine : l’illusion que le pouvoir gît dans un corps. Il n’est peut-être pas négligeable de rappeler que dans l’ex-EFP, notamment pour une partie de l’entourage proche de Lacan, le maoïsme a exercé une très violente fascination à propos de laquelle les intéressés n’ont pas jugé bon de s’expliquer, ce qui d’un point de vue de rigueur analytique n’aurait pas manqué sans doute d’effets. Incontestablement si j’en juge également par l’attrait exercé sur la Compagnie de Jésus par Lacan, la question d’une assignation religieuse du pouvoir n’a guère été posée, sauf au fil de son enseignement par Lacan lui-même et pour son propre compte d’analysant. Au fond, peu importe la référence à tel ou tel Nom du pouvoir divinisé. Qu’il s’agisse du repérage maoïste ou chrétien, qu’il s’agisse de formulations apparemment révolutionnaires ou rappelant une sorte de moralisme du Devoir sous l’égide du travail, de la famille passionnée pour la Vérité, etc., nous retrouvons dans cette bataille de saints un élément constant de l’organisation centraliste telle que la France la produit et reproduit : un savoir-faire juridique pour abriter les fantasmes les plus durs (je veux dire les plus résistants à l’analyse) et permettre à la haine de fonctionner, en douce, c’est-à-dire de la manière la moins repérable. Le centralisme est construit là-dessus, sur la haine. Ce n’est évidemment pas M. Crozier et son sociologisme simplificateur qui nous le diront. J’ai d’ailleurs noté publiquement ceci : l’explication des statuts de la nouvelle École rédigés dans la précipitation n’a pas manqué d’alléguer quelques arguments « décontractés » qui font les beaux jours des spécialistes de la gestion d’entreprise, arguments naïfs et de pure frime. Autrement dit, la question analytique reste entière. Nous avons là, dans le nouveau dispositif mis en place, un extraordinaire bocal où peuvent mijoter paisiblement quelques belles certitudes du centralisme. Sur le désir de Lacan, sur la haine dont il est l’objet et qui s’abrite si bien dans l’amour, sur quelques autres grandes questions posées par le pari de la dissolution, j’attends d’apprendre quelque chose qui ne serait pas dérisoire.
4. Exposé publié dans les Lettres de l’École, 25, II, p. 209-218 (Congrès de juin 1979), sous le titre : « Un amour d’institution»; (lire Un amour d’institution)
RÉSUMÉ. – La dissolution de l’École freudienne de Paris – décision dont les effets ont été prématurément suspendus par la création précipitée d’une nouvelle École, dite École de la Cause freudienne – propose à la science politique un thème de réflexion inédit : un essai raté pour destituer chez les psychanalystes l’amour politique et clarifier les éléments constitutifs d’un montage institutionnel frappé de centralisme.