Adieu à Gabriel Le Bras
Gabriel Le Bras est mort le 18 février dernier. Ce deuil laisse à chacun sa méditation particulière sur une œuvre pleine de prodiges, à la plupart d’entre nous le chagrin de l’élève ou de l’ami. Cet homme qui avait tant reçu, si passionné d’humanité, s’en est allé instruit de sagesse, recevant la mort dans une parfaite sérénité. L’ultime leçon m’a frappé, sachant sa conscience profonde du tragique dont s’entretient la destinée humaine. Lorsque plus tard on réfléchira sur tant de travaux, qu’il est inutile de rappeler aux lecteurs de ce Bulletin, on n’oubliera pas le trait primordial, inséparable des écrits, de tous les écrits de Gabriel Le Bras : la fascination de la vie.
Le maître a montré comment il l’entendait. Ses recherches érudites, ses voies d’analyse devaient conduire à restituer aux hommes de ce siècle, traversé de drames effrayants, l’histoire de leurs institutions religieuses, inséparables des autres réalités, sociales ou politiques, qu’elles accompagnent. Une histoire concrète en somme, dont la phase médiévale constituait le passage privilégié, intégrant les méthodes et tout l’acquis de la science historique d’aujourd’hui, offrant à qui la demandait cette initiation au savoir, éclairé d’interprétations fulgurantes, en toute liberté mais sans jamais prétendre affranchir les élèves du grand secret de l’Histoire. C’est là sans doute le point de gravité. Accueillie partout, reconnue dans sa splendeur, l’œuvre est d’un esprit universel, qui en son temps fit éclater les frontières trop étroites où le droit canon demeurait enclavé, tandis que s’accomplissait la révolution des Sciences dites Humaines. G. Le Bras a manifesté la valeur des études d’histoire du droit canon, porteur d’expériences millénaires et si riche de bouleversements surmontés. Aucun homme d’Église ne l’accusera de profanation, pas plus que les incroyants ne lui reprocheront le péché des sectaires. Telle aura été la conviction d’un grand auteur, successeur de la haute lignée, qui par un enseignement officiel entretient depuis Baluze dans la vieille nation gallicane, devenue révolutionnaire, l’histoire critique du droit canon, cherche à marier la rigueur érudite et l’inclination humaniste, cultive son particularisme et poursuit le rêve d’une histoire universelle, conforme à son style d’intelligence. Gardons pour l’avenir cette très précieuse leçon, qui donne à nos travaux leur dimension et nous gardera d’en douter. Relisons une page, au hasard ; à travers le récit des transmissions manuscrites, de la formation des doctrines ou des institutions de l’Église occidentale, se dessinent les portraits, se nouent les conflits, réapparaît la vie de siècle en siècle recommencée.
J’ajoute en final - hommage discret du disciple - un souvenir personnel et son commentaire. Sur son lit de mourant, G. Le Bras m’entretint à nouveau du répertoire des manuscrits de droit romain, ancien projet qu’une collaboration internationale est en train de conduire à bonne fin. Il fit ses remarques avec vivacité, souhaitant l’obstination à tous les participants d’une si nécessaire et si périlleuse entreprise. C’était encore un trait de lui, un savoir-faire admirable : encourager l’initiative, mettre en mouvement les cerveaux. Universitaire comblé d’honneurs, il avait gardé la vertu de simplicité, la capacité d’écouter et le désir de comprendre. Il savait observer l’élève dans des démarches inattendues, hors de la ligne tracée d’avance, le laisser suivre sa pente naturelle selon une maxime qu’il me dit un jour avoir recueillie de Paul Fournier parfois inquiet de quelques audaces. G. Le Bras concevait lui-même son œuvre comme un legs, qu’il nous remet à tous pour le faire fructifier. Ce maître si savant enseignait la liberté scientifique. Pareil témoignage, que chacun pourrait rendre, est ici le plus bel éloge.
Université de Paris-Ouest
PIERRE LEGENDRE