Trésor Historique de l’État, une boussole par gros temps
La présente exposition est le fruit d’une relation de confiance établie entre l’association Ars Dogmatica et la bibliothèque Cujas, autour de l’œuvre de Pierre Legendre depuis plusieurs années. Un premier partenariat était né pour la constitution de la bibliographie de Pierre Legendre présentée sur le site arsdogmatica.com.
Conçue par Hélène Cazaux-Charles, magistrat, avocat général à la Cour de cassation, par Olivier Beaud, professeur de droit public et par moi-même, Cécile Moiroud, Maître de conférences en droit public, l’exposition a été réalisée avec grand soin par plusieurs conservateurs de la bibliothèque et leurs collaborateurs. Qu’ils soient ici tous chaleureusement remerciés pour ce beau travail de mise en scène d’une toute petite partie de l’œuvre monumentale de Pierre Legendre.
Après un premier hommage public rendu à Pierre Legendre à l’École Nationale des Chartes, lieu qui lui était cher, nous voici réunis autour du Trésor Historique de l’État en France - Millésime 2023 - dans un autre lieu auquel le « juriste poète » était particulièrement attaché.
« Les livres sont ma patrie n°1, la vraie, celle pour laquelle on meurt », écrit-il dans Paroles poétiques échappées du Texte. Il ajoute : « Je rêve de mourir dans une bibliothèque, comme l’acteur au théâtre ; j’y connaîtrais l’instant dernier, l’instant du regard déchiré, me séparant de mes âmes clandestines, tous ces écrits foudroyants ».
« Trésor historique de l’État en France : une boussole par gros temps », telle est la conviction qui a présidé à l’édition du coffret que voici. Pierre Legendre affirme d’entrée de jeu, (préface générale, son ultime texte écrit à l’été 2022) d’un ton ferme et grave :
« À l’approche des grands périls, le mot « État », qui depuis si longtemps vacille en France, doit être éclairci en utilisant les grands moyens. J’entends par là, mettre les points sur les i en revisitant les contenus d’une forme étatique centraliste usinée sur la partie Ouest du continent européen au cours du dernier millénaire. Appelons cette forme l’État à la française ».
Pour vous donner un aperçu de la variété et de la richesse des lectures possibles des écrits et films-documentaires de Pierre Legendre sur l’État, nous vous proposons une présentation à 3 voix : la voix de l’enseignante et éditrice du coffret, la voix du magistrat et celle du philosophe . Nos propos seront d’une durée raisonnable afin de pouvoir laisser la parole à vous tous venus nombreux ce soir, en ce lieu prédisposé à l’étude.
L’originalité de la pensée de Pierre Legendre sur l’État se dévoile dans de très nombreux articles et livres sortis des réserves et présentés dans les vitrines de l’exposition. Elle s’exprime également dans les 4 ouvrages réunis en ce coffret. J’ai retenu 4 idées clefs de Pierre Legendre sur l’État qui me paraissent particulièrement utiles à la « compréhension des conflits les plus actuels ancrés dans la longue histoire » : 1. Le passé est toujours déjà là 2. Le temps de l’État n’est pas le temps du Politique 3. L’État est une invention de l’Occident 4. L’État doit être étudié sous des angles multiples
Je vais développer ces idées en portant mon attention sur les titres des différents ouvrages, titres si spécifiques et si importants pour chacun des écrits ou films de Pierre Legendre. Je cite celui-ci : « Le titre nous frappe, à la façon qu’évoque le verbe latin stupeo, associé parfois pour décrire précisément l’effet produit par les titres et les images : ils rendent celui qui les regarde légèrement engourdi ou peut-être même stupide ; l’esprit s’arrête un moment, c’est l’étonnement, ou bien encore une certaine forme d’éblouissement. Un titre, une image, nous dépossèdent de quelque chose. Je dirai : nous sommes convoqués. »
1. Le passé est toujours là présent
Tel est l’enseignement n°1 de Pierre Legendre qui affirme :
« Le futur publiciste doit être habile à percevoir le passé présent, à comprendre la densité historique des institutions pour acquérir une plus haute conscience des temps actuels ».
Le temps de l’histoire n’est donc pas pour Pierre Legendre un temps chronologique comparable aux pages d’un livre qui se tournent. C’est un temps sédimenté, composé de couches d’événements, d’habitudes, « de traditions qui plongent leurs racines dans un passé très ancien ». Pour rendre compte de cette richesse temporelle accumulée, Pierre Legendre a retenu le terme médiéval de « Trésor » et remplacé le titre de son manuel Histoire de l’Administration par les mots : Trésor historique de l’État en France, lors d’une première réédition chez Fayard en 1992. La vie des institutions procède d’un second phénomène de base, la répétition, constate Pierre Legendre. Il reprend alors pour la nouvelle édition chez Ars dogmatica Éditions, le titre Trésor historique de l’État assorti d’un sous-titre nouveau : Inventorier la cargaison du navire.
L’évolution des titres est révélatrice de la façon dont Pierre Legendre a déployé une pensée à la fois répétitive et changeante, suivant le contexte, le public visé et le type d’approche privilégiés. Pensée vivante, en perpétuel mouvement et j’ajoute maintenant : pensée souvent dérangeante.
2. Le temps de l’État n’est pas le temps du Politique
Cette idée est apparue en 1968 dans le titre complet du manuel : L’Histoire de l’Administration de 1750 à nos jours. Ce titre longuement négocié avec Maurice Duverger, directeur de la prestigieuse collection « Thémis » des Presses Universitaires de France a profondément déplu aux historiens et juristes des facultés de droit. Pourquoi ? Parce que Pierre Legendre s’était écarté de la périodisation « de 1789 à nos jours » fixée par le programme officiel de licence. Il s’explique :
« mon travail a fait sauter un barrage de retenue, cette digue de la Révolution française qui avait en charge d’isoler notre modernité institutionnelle de son réservoir d’Ancien Régime. Davantage encore (…) de l’isoler d’un au-delà de l’Ancien régime ; (…) c’est entretenir une ignorance crasse des fondements romano-canoniques de l’État moderne ».
Pierre Legendre reprend cette idée de la continuité entre l’Ancien régime et la période post-révolutionnaire, un an plus tard, dans l’intitulé du recueil de précieux textes accompagnant le manuel : L’Administration du XVIIIe à nos jours. Ce titre a conduit l’ouvrage au pilon. 50 ans plus tard, l’ouvrage refait surface, sous un titre nouveau : L’État et la foi nationale. Le bagage des preuves que vous trouverez dans le coffret.
3. L’État est une invention de l’Occident
Il s’agit d’une autre idée novatrice et dérangeante que répéta Pierre Legendre :
« L’État est une invention historique, invention de l’Occident lié à la Révolution médiévale de l’interprète marquée par la scolastique du droit romano-canonique. L’avènement du concept d’État, sous l’égide du christianisme pontifical date des XI-XIIIe siècles. Le fond des choses est là. Voilà pourquoi je ne parle jamais d’État à propos de l’Antiquité européenne ni pour les sociétés non touchées par l’expansionnisme du mode d’organisation issu du creuset médiéval, puis moderne ».
L’État n’est donc pas cet objet banal de série, décrit trop souvent de façon superficielle. L’analyse de Pierre Legendre s’écarte notablement de la définition de Max Weber trop souvent rabâchée : « L’État est une communauté humaine, qui dans les limites d’un territoire déterminé (…) revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime ».
Pierre Legendre a pu faire le constat de la spécificité occidentale de l’État dès les années 60, lors de plusieurs séjours en Afrique. Il réfléchissait aux méthodes et aux contenus des formations imposées aux pays dits en voie de développement, sous l’égide de l’Unesco. Il comprenait le caractère profondément inadapté voire destructeur des programmes occidentaux. Un tel enseignement conserve sa pertinence pour quiconque s’interroge en profondeur sur les conflits sanglants actuels dans les pays africains ou ailleurs.
4. L’État doit être étudié sous des angles multiples
Cette dernière exigence d’approche du réel mise en œuvre par Pierre Legendre est souvent déconcertante pour le lecteur ou le spectateur non initiés ; sa pensée peut être qualifiée de caractère « multi-angulaire » ou « fractal », pour reprendre une expression de son épouse. Jeune professeur à Lille, Pierre Legendre déplorait les méthodes d’enseignement de l’histoire dans les facultés de droit et avertissait déjà ses étudiants :
« Recevons une leçon du Surréalisme, signe du débat de rupture ; il faut embrasser tous les plans, intégrer les dissemblances, combiner plusieurs interprétations de l’objet, en un mot « casser » la perception classique »,
sous-entendu casser la perception chronologique, encyclopédique ou anecdotique des choses. Quoi de mieux que le cinéma pour parvenir à cela ? Et bien Pierre Legendre s’est fait cinéaste des institutions ! Il s’est engagé avec ses complices, le producteur Pierre-Olivier Bardet et le réalisateur Gérald Caillat, dans l’aventure de mise en scène de l’État. Le documentaire Miroir d’une nation, l’ENA est sorti sur la chaîne Arte en 2000 ! Tout lecteur peut visionner le film librement en se reportant au tome 4 L’œil de la caméra et découvrir le texte sans concession sur l’ENA qui a servi à la rédaction du scénario.
Pierre Legendre « l’inclassable » dévoile dans ce coffret son érudition époustouflante habituelle ; il révèle ses talents d’historien, de juriste, de politiste, de cinéaste des institutions et de géo-politologue hors pair, talent repéré très tôt par son « éditeur-mécène », Claude Durand.
Nous rêvons que les diplomates d’ici et d’ailleurs puissent lire Trésor historique de l’État en France et retenir le conseil de Pierre Legendre : « La mémoire courte est le pire ennemi de la pensée. L’enjeu généalogique des peuples demeure un abécédaire, dans la confrontation mondiale ».
Je cède avec plaisir la parole à Hélène Cazaux-Charles qui va vous faire découvrir une autre facette de Pierre Legendre, l’anthropologue et psychanalyste.
Cécile Moiroud
Texte de la présentation orale faite à l’occasion du vernissage de l’exposition consacrée au Trésor historique de l’État en France. Inventorier la cargaison du navire de Pierre Legendre — Bibliothèque Cujas, 10 février 2024