Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Le Droit : science du vivant

Je suis tout à fait flatté d’être ici, moi qui ai surtout à entendre des choses après avoir écrit quelques pages sur la question la plus délicate de tous les systèmes politiques et juridiques, la question de savoir ce qu’est la vie et pourquoi il y a des règles pour régler celle-ci. Alors, devant cette interrogation, je suis comme tout un chacun extrêmement perplexe. J’essaye d’être aussi modeste que possible et je suis flatté qu’il y ait ici des oreilles attentives pour écouter ce que je vais tenter de dire après avoir convoqué, pour m’aider à le dire, les plus éminentes personnes de la culture, qu’on appelle occidentale, c’est-à-dire d’abord Mozart et celui qui l’a retranscrit pour notre époque d’audio-visuel, encore un bien vilain mot, le cinéaste Bergman.

Alors, dans les affaires d’institutions, ce qui nous manque le plus, c’est l’instant silencieux qui nous permette de nous vider l’esprit du trop plein. Cet instant de silence qui me paraît toujours très nécessaire, j’ai demandé au cinéaste de bien vouloir l’occuper, après quoi je ferai mon petit commentaire, avec votre indulgence, parce que ce que j’ai à vous dire est un petit peu délicat, certainement difficile. Je compte sur votre grande patience. C’est pourquoi, pour nous mettre un petit peu dans la meilleure des positions, j’ai pensé qu’il était très nécessaire de faire appel à ceux qui nous ont précédés et qui ont posé la question institutionnelle comme elle l’est dans toutes les cultures, c’est-à-dire comme une question qui est d’abord entourée de célébrations musicales, chorégraphiques, en un mot théâtrales et c’est ce que nous oublions si volontiers, nous qui avons la tête un peu trop pleine de théorie. On n’a jamais vu gouverner une société sans célébration, sans musique, ni théâtre.

Si vous voulez bien, vous allez d’abord méditer cette petite remarque avec l’aide de Bergman. On va donc passer pendant environ vingt minutes la dernière partie de ce grand opéra de Mozart qui s’appelle La Flûte enchantée et vous allez voir quelques petites choses qui vont, je l’espère, vous mettre dans la bonne position qui est celle que nous devrions tous avoir en abordant les affaires institutionnelles, la position d’attendre un peu avant de donner trop de place aux théories. Je vais arrêter là ma petite présentation que je reprendrai après ce petit intermède.

 

(Projection d’un extrait du film La Flûte enchantée de Bergman)

 

Et bien maintenant, je suis en mesure de vous dire quelques mots sur le thème que je vous ai annoncé. Ordinairement, je me fais toujours précéder, en effet, soit de l’opéra de Mozart, soit de quelques films ethnographiques, pour montrer par avance à ceux qui vont bien vouloir m’écouter que ce qui est d’abord fondamental pour aborder la question institutionnelle de nos jours, c’est d’abord et avant tout, de restaurer la fonction mythologique. Alors, sur ce qui est dit là par Mozart et redit ou remis en scène par Bergman, c’est le fond même des institutions, ce à quoi elles ont à faire, c’est-à-dire à travers les amours à la reproduction de la vie, c’est-à-dire au fond même des affaires de l’humanité.

La fonction mythologique est aujourd’hui aux mains non pas des mythologues, de ceux qui parlent de la mythologie, mais elle est aux mains des artistes. Alors, s’il vous plaît, mettez de côté cette remarque introductive et puis, mettons-nous au travail avec nos moyens rhétoriques pour aborder cette question que j’ai appelée dans ma petite rubrique «Le droit : une science du vivant».

En proposant le thème «Le droit : une science du vivant», j’avais à l’esprit deux formules que j’ai choisies pas tout à fait au hasard bien sûr, parmi tant d’autres, deux formules qui évoquent les institutions. La première, toute britannique, est un mot de Lord Balfour en 1926. Lors du grand remue-ménage sur les colonies anglaises, Balfour définit le nouveau système de rattachement à la Couronne en disant : «Flexible machinery».

La deuxième formule est frappée à la française. En 1938, lors d’un congrès sur la langue française au Canada, le juriste René Demogue définit le Québec par une formule cocasse que je redis aujourd’hui. René Demogue osait dire dans sa naïveté : «La province de Québec est la fille aînée de la France coutumière».

Voilà deux styles bien différents pour évoquer la question fondamentale de tout système juridique : le mécanisme du lien, cette machinerie de la Référence. Ces propos sont typiques de nos manières, je serais tenté de dire de nos manières de table ; de nos manières à nous, les Occidentaux, pour nous mettre à table quand il est question de ce à quoi le droit se réfère ; nous mettre à table pour consommer ou comme disaient les glossateurs du Moyen Âge, nos prédécesseurs en théorie des institutions occidentales ou comme disaient ces glossateurs, dans leur style culinaire, pour manger les contradictions et les difficultés. Ces difficultés, nous les mangeons de deux façons, soit en nous étouffant par des considérations sur la pratique, sur l’esprit pragmatique du juriste. Alors, on dit : «Le droit s’adapte au concours de l’évolution. C’est un savoir-faire pratique pour gérer l’économie, la société» ; on dit encore : «Le fait précède le droit», etc. Ces difficultés, nous les mangeons aussi selon les styles de table, d’une autre façon, en nous étouffant par des considérations d’un autre ordre, par des considérations sur l’histoire ou plus précieuses encore depuis Max Weber, en les combinant avec des considérations de théorie car, oserais-je dire, nous y allons dare-dare par les temps qui courent sur la théorie, empruntant tantôt à la sociologie, tantôt à la linguistique, tantôt à la logique, etc.

Mais qu’on insiste sur la pratique, sur l’histoire ou sur la théorie, nos jugements ont un point commun, quel qu’en soit le style. Ils noient le phénomène juridique, le mettent de côté et le refoulent, de telle sorte que ce qui est juridique ou plus généralement, dogmatique ou plus généralement encore, le phénomène institutionnel, ce phénomène cesse d’être considéré comme constitutif au sens le plus causal de ce terme, comme constitutif de la culture. Autrement dit, nous avons perdu de vue que lorsque nous prononçons le gros mot de «civilisation», nous nous référons d’abord et avant tout à certains montages institutionnels, à certains montages dogmatiques, qui ont été inventés par une certaine culture, la culture civiliste. Autrement dit, nous oublions que nous nous référons d’abord et avant tout à la culture du droit civil.

 

Qu’est-ce que la civilisation du droit civil ? Je pourrais m’arrêter là et vous renvoyer à Mozart. Vous auriez tout simplement du pain sur la planche pour bien des années. Je travaille un peu cette question avec mes petites méthodes d’artisan. Je vais vous faire part de mes remarques au point où elles en sont aujourd’hui, avec toute leurs faiblesses, leurs incertitudes mais aussi avec leurs points de fermeté.

Qu’est-ce que veut dire une formule comme celle-ci, la civilisation du droit civil, qui est devenue aujourd’hui en somme un jargon pour spécialistes. Cette question est pourtant la question névralgique à laquelle sont confrontées les sociétés industrielles portées par la tradition ouest-européenne. Une question fort classique, exportée à travers le monde par l’Occident et par l’anthropologie, fabriquée par les Occidentaux ; cette question classique revient vers son point de départ.

Que veut dire pour nous, dans la culture où nous sommes, civilisé ? Cette interrogation nous fait retour pour deux raisons essentielles. Première raison : la différenciation politique des sociétés constitue aujourd’hui, en dépit des pronostics contraires, un constat politique majeur. Ni l’exportation dans le monde des modes de vie à l’occidental, ni la poussée d’une pensée gestionnaire standard sous la forme du «management» n’ont accompli ce que les techniciens internationaux ou les théoriciens après Weber croyaient apercevoir, c’est-à-dire l’homogénéisation, l’unification de la planète. Tout au contraire, l’univers des différences reprend consistance sous nos yeux et sur un mode radical, sur le mode dogmatique le plus aigu : celui des religions. C’est dans ces conditions, qui étaient jugées inouïes voici vingt ans, que les sociétés occidentales ont à se resituer dans l’humanité d’aujourd’hui.

Il y a une deuxième raison qui nous pousse à réintroduire cette interrogation sur «civilisé». La culture de tradition ouest-européenne fait face à sa propre interrogation classique sur le pouvoir mais une interrogation qui cesse d’être académique parce qu’elle nous revient dans des conditions véritablement inouïes. Quelle était-elle cette question classique ? La question classique est celle qu’on adresse aux étudiants qui commencent leurs études. Pourquoi des règles juridiques ? Pourquoi le pouvoir ? Qu’est-ce qui fonde dans une société la normativité ? L’expansion scientifique et technique en particulier dans la zone balisée par la biologie, le développement de l’idée moderne du sujet libre de lui-même, tout cela oblige les Occidentaux que nous sommes à s’expliquer sur eux-mêmes et pour notre propre usage politique. Pourquoi des normes ? On en a toujours fait un plat chez les Occidentaux. Cette interrogation court à travers nos scolastiques successives, à travers la Réforme, à travers les écoles de droit et enfin, à travers nos Révolutions. Mais aujourd’hui, cette question si classique, qui devenait si académique, si morte, explose comme un volcan. Elle revient comme une interrogation fondamentale mais en même temps, dirais-je, insaissable.

 

Ainsi donc, la question «Que veut dire civilisé ?» «Qu’est-ce que la culture du droit civil?», cette question nous revient dans des conditions telles qu’on peut dire que nous sommes devant elle, désarmés. Cette question, on ne peut que la reprendre à son niveau le plus simple ; celui que tout le monde comprend ; celui que nous comprenons tous sans trop savoir ni ce que nous comprenons, ni comment nous le comprenons, quand nous regardons Mozart. C’est la question de ce à quoi se réfère le système juridique, et à travers lui, la culture d’Occident. Autrement dit, il s’agit de réinventer, de réinvestir les questions de base, les questions relatives à la Référence. Il ne suffit pas ou il ne suffit plus de rabâcher sur quelque mode que ce soit, pragmatique ou théoricien, ce qui s’est dit sur la Référence chez les Occidentaux. Il ne suffit pas de dire, de redire «le droit gère la vie sociale». Cela, nous le savons. Il ne suffit pas de redire «le droit s’adapte à la vie», tel que la biologie nous en parle. Cela aussi nous le savons. Enfin, il ne suffit pas de redire que le droit s’occupe de la vie subjective. Cela, encore, nous le savons. Il s’agit de comprendre que les normes juridiques, la dogmaticité en général, consistent à instituer la vie à travers le social, le biologique et le subjectif. Autrement dit, civilisé, cette expression, ce terme si bizarre, si occidental, avec lequel on a colonisé le monde entier, vise le travail institutionnel qui noue, qui ficèle ensemble le social, le biologique et le subjectif. Et quand je dis subjectif, je dis subjectif, inconscient compris.

 

Le droit civil, ce pilier de l’occidentalité, ce pilier qui soutient toute la construction, tout l’habitat politique de la culture que nous appelons occidentale, le droit civil désigne ce travail juridique par une formule très forte et très simple que les Romains, nos ancêtres en dogmaticité moderne, ont inventée. Cette formule est vitam instituere (instituer la vie).

Je viens donc vous dire quelques mots de cette formule vitam instituere. Du jeu croisé de la Référence, un jeu compris par les Occidentaux d’une certaine façon, stylisé d’une certaine façon ; un jeu qui, dans toute l’humanité, peut être résumé de la même façon, quels que soient les styles variables. On peut le résumer ainsi, le jeu croisé de la Référence dans tous les systèmes politiques, dans toutes les cultures. On peut dire d’abord l’institution se réfère à la vie et puis à cela, il faut ajouter que la vie se réfère à l’institution. Autrement dit, nous sommes dans un monde de tautologie.

 

Je voudrais reprendre brièvement cette affaire de Référence. La Référence est ce média qui fait communiquer l’institutionnel et la vie. En quoi consiste cette entreprise de communication qu’est la Référence ? Autrement dit, qu’est-ce que la communication juridique, que je préfère appeler la communication dogmatique pour nous situer parmi les cultures et ne pas en rester au stade de l’occidentalisme ? Que veut dire, en somme, référer ?

Je vais donc reprendre cette affaire de Référence, cette affaire du média qui fait communiquer l’institutionnel et la vie. J’utilise ici, vous l’avez évidemment remarqué, un mot savant qui est en même temps aujourd’hui un mot qui est sur toutes les lèvres, même les moins informées. J’utilise le mot «communication» parce qu’il est un très ancien vocable des juristes occidentaux. Ce terme nous vient du droit romain et même, d’abord, de Cicéron, cette vieille ganache, à qui nous devons tant de formules bizarres, avec lesquelles on a éduqué tant et tant de générations de juristes, qui ont répété, comme des perroquets que nous sommes, des vérités éternelles qui, à vrai dire, nous le savons enfin, n’ont rien d’éternel. Je le dis non pas parce que nous avons découvert la non éternité des manières de dire, mais parce que la force nous a obligé à faire ce constat.

 

La scolastique des juristes depuis le Moyen Âge, c’est-à-dire depuis le moment révolutionnaire des institutions, s’est construite autour de ce mot clé : communicatio. De quoi s’agit-il dans cette formule «communicatio» ? En la commentant tout à l’heure, je le répète en latin, pour qu’elle soit bien entendue. Qu’est-ce que cette formule qui concerne la dogmaticité ? Il s’agit de deux éléments, car elle a été définie par les juristes d’Occident d’une certaine façon, où la pensée moderne se retrouve parfaitement. Nous nous y retrouvons parfaitement. Ce n’est pas du jargon pour nous.

Premier élément : revenons à ce vieux Cicéron. Il nous dit que la communication consiste à faire communiquer ce qu’il appelle les utilités ; autrement dit les intérêts communicatio utilitatum. Autrement dit, dans notre vocabulaire d’aujourd’hui, il s’agit de l’échange. Et Cicéron ajoutait : «On appelle ça chez les grecs politicon». La communication, celle à laquelle nous avons le plus grand intérêt, est la communication politique. Jusque là, tout va bien. Mais les choses se compliquent avec l’entrée en scène d’un second élément. La communication dont il s’agit n’est pas le simple échange entre des individus, par exemple entre des contractants. C’est un échange entre d’une part, les individus et d’autre part, une instance tierce étrangère aux individus ; un tiers bien spécial qu’il est bien difficile de nos jours de remettre en scène. Quel est-il, ce tiers ?

Le droit romain, dans la grande compilation qui a fabriqué l’Occident – je prononce ici le nom de Justinien, qui n’est rien d’autre en terme mythologique que le Zarastro de La Flûte enchantée – répond en disant ceci en définissant la communication juridique : «La communication juridique est la communication entre le droit humain et le droit divin (divini et humani juris communicatio)». Essayons de mettre un peu d’ordre dans tout cela, c’est-à-dire d’adapter cette présentation des choses si archaïque aux réalités modernes. Le droit se réfère tout d’abord à l’échange entre les hommes mais pour que cet échange ait lieu, il est structuralement nécessaire que cet échange lui-même soit référé à autre chose que l’échange. Les Romains et la tradition disaient, il doit être référé aux dieux et puis, avec l’avènement du christianisme, à Dieu. Dès lors, la question devient pour nous : Que veut dire «référer aux dieux ou à Dieu dans les sociétés laïques, sécularisées, dans les sociétés industrielles d’aujourd’hui» ? Qu’y a-t-il de logique, d’irrécusable, d’indéménageable, de structural, dans les anciennes formulations ? Autrement dit, à quel substitut des divinités avons-nous à faire dans nos sociétés industrielles ? En quoi consiste la machinerie, le mécanisme de la communication dogmatique aujourd’hui ?

 

Comment aborder en termes modernes cette affaire de la Référence ? La réponse – celle que j’indique, est inscrite dans le titre de mon petit exposé qui, vous allez le voir pouquoi, du moins je l’espère, ne serait pas soutenable si je n’avais ma propre référence sous la main, c’est-à-dire Mozart – en traitant le droit comme une science du vivant. Cette affaire est éminemment difficile. Est-elle démoralisante ? Je ne crois pas. Refuser d’affronter cette problématique, c’est refuser tout simplement de reconnaître un fait, celui des conditions propres à l’espèce humaine, à la reproduction du vivant, mais d’un vivant bien particulier qui est le vivant doué de parole: le vivant parlant. La problématique de la référence inscrit le droit comme science du vivant parlant.

 

Je vais reprendre cette affaire qui est une problématique ultra-moderne, à partir de ce qui porte l’occidentalité où nous sommes, dont nous ne pouvons pas nous débarasser, nous sommes ce que nous sommes ; donc, à partir de la tradition civiliste telle qu’elle est. Je vais donc reprendre les deux éléments que j’évoquais, celui que stipulait Cicéron qui parlait de la communication des utilités, de l’échange, et ce que stipulait de son côté la compilation de Justinien quand elle parlait, pour définir la communication en question, de notre communication avec les dieux. D’un côté, en somme, je vais examiner la question de base. Pourquoi l’échange entre les hommes ne se suffit pas à lui-même ? De l’autre côté, comme une suite à cette question, je vais reprendre la question fondamentale et m’interroger de la façon suivante : En quoi le mécanisme de la Référence aux dieux, ce que j’appelle le mécanisme de la Référence absolue ou souveraine, qui concerne toute l’humanité et par conséquent, qui nous concerne aussi, rend-t-il l’échange pensable et possible ?

Je vais donc me livrer à un premier exercice. Pourquoi l’échange, la communication des intérêts, comme dit le jargon juriste occidental, ne se suffit-il pas à lui-même ? Nous allons rencontrer la question de fond, celle que toutes les cultures rencontrent et que la civilisation du droit civil a affrontée et continuera d’affronter jusqu’à sa propre disparition : Qu’est-ce que l’échange ? La fragmentation du discours industriel à propos de l’échange, dont nous sommes aujourd’hui les rentiers et aussi les victimes, rend très difficile de concevoir ce qu’est la question de savoir en quoi consiste l’échange dans l’humanité. Est-ce le contrat, l’arrangement consensuel, sans forme ou avec forme, entre deux parties ? Sur ce terrain, nous pouvons faire notre petit travail journalier et consciencieux de juriste et d’interprète, un travail si nécessaire, le mieux possible. Il n’en demeurera pas moins que la question reste ouverte, restera devant nous parce que la question de l’échange dans l’humanité ne se pose pas seulement au niveau de l’exécution juridique, de l’interprète juridique ; elle se pose à un autre niveau et non plus à la surface des choses du droit, du social, mais elle se pose au niveau de la normativité dans son principe. Pour qu’il y ait contrat, arrangement ou tout autre forme d’échange, il faut qu’existe au préalable une construction politique au sens le plus anthropologique, le plus général du terme ; tout un ensemble normatif qui mette les arrangements divers, y compris le contrat ou tout autre espèce d’arrangements, à leur place.

Le niveau auquel se pose la question élémentaire de l’échange est le niveau du politique tout entier, de la culture, et à ce niveau, la question est celle-ci : Quel est le prix qu’un humain doit payer pour entrer dans l’échange ? Ce prix est inestimable. C’est le prix qui peut s’exprimer quand on parle du hors de prix ; celui qu’essayent de mettre en scène toutes les mythologies de la planète. À quel prix y a-t-il de l’échange dans une société humaine ? Dès lors, vu sous cet angle, l’échange de base est celui qui inaugure la vie de tout être humain ; c’est le prix que l’espèce impose à chaque individu pour qu’il ait, cet individu, statut de vivant. Ce prix à payer au nom de l’espèce est ce qu’on appelle dans le jargon savant, l’interdit de l’inceste. Alors aujourd’hui, dès qu’on prononce l’interdit de l’inceste, il y a de quoi s’enfuir et ne plus savoir où nous en sommes.

Qui peut aujourd’hui faire le lien entre cette affaire qui est transférée aux anthropologues pour qu’ils le rongent comme un os ou quand les anthropologues en sont fatigués, on le retransfère aux psychanalystes pour qu’ils s’en débrouillent ? Mais qui, aujourd’hui, dans notre culture, peut faire le lien entre la normativité juridique dans son principe et cette affaire considérable ? On peut dire que dans la culture industrielle d’aujourd’hui, nous n’y comprenons plus rien. Nous ne comprenons plus ce qui est en cause ici et de ce fait, nous ne comprenons plus du tout la fonction juridique. Nous ne comprenons plus le droit, le noyau du droit et sa partie fondamentale, celle qui concerne la reproduction de l’espèce.

Très rapidement, je voudrais préciser ces choses obscures, qui demeurent fondamentales, j’allais dire les choses nocturnes, celles dont il est question dans la mythologie de La Flûte enchantée, avec la reine de la nuit. “À quoi avons-nous à faire dans l’interdit de l’inceste ? Pour y répondre, je vais prendre un texte très connu, qui a circulé dans toute l’Europe des juristes depuis le Moyen Âge jusqu’à l’époque des codes civils, qui est tout à fait fondamental parce qu’il a été très commenté. Quel est-il ce texte et pourquoi l’évocation principale de ce texte est-elle d’une si grande actualité aujourd’hui ? Ce texte est d’Augustin, le fameux saint. Il part d’un fameux récit de la Genèse qui nous représente le Dieu des chrétiens créant le premier couple car ici nous nous situons dans l’interprétation qui a fabriqué l’institutionnel industriel, c’est-à-dire dans l’interprétation chrétienne de ce texte et non pas dans l’interprétation talmudique. On part donc de la création d’un couple uni par Dieu. Il s’avère, comme le remarque Augustin, que les enfants d’un tel couple, le premier couple de l’humanité, doivent copuler entre eux, sous peine de ne pas se reproduire. Adam est donc à la fois père et beau-père de ses enfants. Ève est mère et belle-mère de ses enfants. Tout ce texte tourne autour d’une question cruciale, autour de la justification de l’Interdit. Le raisonnement est articulé entre les deux pôles d’une contradiction. D’un côté, Dieu ne peut pas vouloir l’inceste et néanmoins, il l’a mis en scène en créant ce couple unique et d’autre part, il y a cette nécessité de l’amour social (c’est l’expression qu’emploie Augustin, socialis dilectio), c’est-à-dire ce que nous appelons l’échange, qui impose d’aller rechercher des femmes ; c’est la perspective occidentaliste, dont l’anthropologie moderne n’est toujours pas sortie puisqu’elle voit l’échange à travers la question des femmes : les hommes prennent les femmes. Quant à savoir ce que les femmes désirent, ça c’est une autre affaire ; question trop infernale sans doute. Autrement dit, le texte d’Augustin traite de l’Interdit comme d’une contradiction à laquelle doit faire face le genre humain ; qu’il s’en débrouille. Autrement dit, l’interdit de l’inceste, si je puis ici transposer ici la formule de Freud, c’est le malaise installé dans l’humanité en toute société et pour toutes les générations d’invidivus. Les institutions, au sens juridique du terme, ont pour fonction de se débrouiller de cela, de circonscrire et de traiter ce malaise et non pas d’y mettre un terme.

Maintenant, pourquoi cette évocation fondamentale contenue dans le texte d’Augustin, cette contradiction autour de l’inceste à laquelle fait face l’humanité est-elle aujourd’hui d’une si grande actualité ? Je crois qu’on peut avancer deux raisons fondamentales. Au nom d’une conception que nous croyons scientifique mais que je qualifie personnellement de scientiste, au nom d’une conception scientiste de ce qui constitue ou constituerait les phénomènes institutionnels, nous avons éliminé de la question de l’inceste son essence même : c’est d’être une question propre à l’espèce parlante. On traite alors de l’Interdit ayant évacué cette affaire, d’une façon détachée, comme si nous pouvions nous permettre ce luxe, alors que le reste de l’humanité vit sous l’aveuglement des mythes. On traite alors de l’Interdit sur la base des échanges sociaux, tels qu’on veut bien les repérer et on élimine ce qui rend les échanges possibles et commande leur logique, c’est-à-dire le statut qui spécifie l’espèce humaine dans le vivant, ce statut, que dans un passage célèbre du vieil Aristote qu’on raconte et qu’on transmet en le tronquant, parce que quand il parle de l’animal politique, il dit que pour qu’il y ait du politique, il faut qu’il y ait de la parole. Voilà ce statut qui spécifie l’espèce humaine dans le vivant, c’est cette dimension de la parole qui se trouve aujourd’hui évacuée de nos interrogations savantes.

 

Cette remarque m’amène à énoncer une deuxième raison à la grande actualité de la contradiction où se débat Augustin, comme nous tous d’ailleurs et comme toute l’humanité, à propos de l’inceste. La contradiction qu’évoque le texte d’Augustin peut se traduire en termes modernes très précis. D’un côté, les développements scientifiques nous montrent que l’interdit de l’inceste, dont tout le monde parle, ne peut être justifié par des critères biologiques. Mais d’autre part, du côté de ce que la psychanalyse et son incroyable découverte de l’inconscient, c’est-à-dire d’un savoir inconscient a mis sur la table, tout un continent, grâce à cette découverte, a fait surface, qui donne consistance à la face obscure des phénomènes institutionnels dans toute l’humanité et dans toutes les cultures qu’est la radicalité des enjeux de parole. Pourquoi radicalité? Sous peine de mise à mort du sujet humain, c’est-à-dire non pas d’une élimination physique mais d’une mise à mort subjective, aucune société ne peut faire l’économie de l’interdit de l’inceste. On connaît la question de l’inceste indirectement par ses effets négatifs. Si on ne tient pas compte de ce que nous appelons l’interdit de l’inceste, il se produit des effets de casse subjective. Voilà ce que nous devons comprendre et sur quoi maintenant je vais insister en évoquant le mécanisme de la référence proprement dit.

 

 D’abord, pourquoi ce mécanisme de la Référence dans l’humanité, la référence aux dieux, à Dieu, à leurs substituts modernes, à toutes les notions souveraines qui fondent un système politique et permettent à ce système de déployer des effets de légitimité, c’est-à-dire au bout de la chaîne des effets que nous, les Occidentaux, nous appelons le droit ? Pourquoi tout ça ? Ensuite, je dirai quelques mots sur le comment. Comment faire marcher le mécanisme ? Comment ça marche ? Quel est le montage ?

 

Alors, premièrement, pourquoi ce mécanisme de la Référence ? Je peux peut-être situer les choses. Je me réfère ici à l’anthropologie de Leroy-Gourhan, qui est un homme à qui je dois beaucoup dans mon travail si laborieux parce que c’est quelqu’un qui m’a toujours beaucoup encouragé à aller plus avant dans mes interrogations qui me paraîssaient bien incertaines, autant qu’elles peuvent le paraître à ceux qui s’engagent dans une certaine forme de travail et je profite d’être ici même au Québec pour lui rendre hommage, c’est-à-dire loin du monde fratricide parisien. Donc, Leroy-Gourhan s’est occupé de l’hominisation de l’histoire physique de l’humanité et au-delà de l’histoire physique de l’humanité, de ce qu’elle met déjà sur la table car il n’y a pas d’hominisation sans humanisation. Autrement dit, je m’occupe, en traitant cette affaire si délicate de la Référence, de l’humanisation. L’hominisation est un fait historique accompli mais il y a un mécanisme qui est toujours indéfiniment à reprendre dans l’humanité pour toute génération, dans toutes les sociétés, dans tous les temps et pour tout individu, et c’est en cela que je parle d’indéménageable et de structurale. La question de la Référence est précisément la question de l’humanisation, c’est-à-dire du prix à payer pour entrer dans l’échange humain. Ce prix à payer est tout l’enjeu de normativité dans les sociétés.

Il s’agit donc des conditions institutionnelles pour qu’il y ait du vivant parlant car la reproduction ne consiste pas à fabriquer de la chair humaine, encore faut-il l’instituer pour qu’elle vive. C’est le point le plus difficile dans nos sociétés d’aujourd’hui. Les conditions de l’humanisation, si je puis dire de la viande humaine, on peut parfaitement les circonscrire. On peut dresser un bref inventaire des conditions institutionnelles. L’inventaire d’éléments indissociables les uns des autres, chacun étant une manière d’entrer dans la difficulté de cette affaire qui est en effet très difficile.

D’abord, il y a ce que j’appelle l’impératif de différenciation. Deuxièmement, il faut représenter ce qui est imparlable. Puis troisièmement, il faut faire surgir la dimension du tiers. parcourons ces points successifs.

 

Alors, il faut partir de l’impératif de différenciation parce que c’est un fait très difficile à faire accepter, encore qu’il soit dans toutes les sociétés mis en évidence de bien des façons. C’est que nous avons tendance à penser qu’à la naissance d’un humain, il y a d’un côté, la mère et l’enfant. Et bien ça, c’est ce que nous croyons. En fait, il n’en est rien car pour le vivant parlant, pour que la différenciation opère, qu’elle ait lieu et qu’elle produise ses effets, nous avons à faire aux enjeux radicaux de la subjectivité, c’est-à-dire en définitive, de proche en proche, aux enjeux que Freud, d’un mot qui a de quoi nous effrayer, a qualifié d’inconscient.

Pour comprendre cette affaire de la différenciation, le meilleur accès est encore de lire et relire ce qu’en disent les mythologies et les religions qui mettent en scène l’inceste pour en conjurer les effets. Augustin évoquait la Genèse ; le christianisme évoquait la Genèse ; ici, je pourrais évoquer Ovide, après que Freud, de son côté, a évoqué Sophocle avec Oedipe. Ici, j’évoque Ovide, un texte tout à fait saisissant du livre des Métamorphoses, où s’exprime la plainte, c’est-à-dire le malaise, le désespoir de l’humanité contre l’injustice faite aux hommes. Ce petit texte dit exactement ceci : «Le cheval fait de sa fille son épouse»(…). Mais bien entendu, le plus difficile pour nous, une fois qu’on s’est mis en présence de la plainte et du malaise dans l’humanité qui est la production de ce que souffre l’humain par rapport à ces enjeux inconscients, c’est de comprendre que l’Interdit se joue précisément non pas sur le terrain de l’animalité mais pour le compte du vivant parlant. Autrement dit, on ne peut pas envisager la problématique de la reproduction de l’humanité comme la problématique de la reproduction des haras. C’est pour cette raison que j’ai repris ce petit texte d’Ovide.

Pour qu’il y ait du vivant parlant, il faut que le sujet humain soit de la fête, dans toute sa dimension d’inconscient. Or, l’inconscient est ce que précisément nous avons le plus grand mal à reconnaître par hypothèse et en définitive, c’est plus grave pour nous que pour les sociétés qui ne prétendent pas à la rigueur scientifique rationnaliste d’aujourd’hui parce que ce concept même d’inconscient trouble l’idée que nous nous faisons de la parole, en particulier cette dimension d’imparlable de la parole qu’affronte le sujet humain.

L’imparlable, qui est le deuxième élément, ne peut être que mis en scène, représenté par des substituts. Voilà pourquoi toutes les sociétés, toutes les cultures mettent en scène, par des rites, des musiques et aujourd’hui par les arts, des célébrations théâtrales, cette affaire de l’imparlable. C’est pourquoi nous devons absolument remettre dans la course l’affaire de la fonction mythologique grâce à laquelle l’imparlable se trouve politiquement et socialement mis en scène, c’est-à-dire civilisé dans un but bien précis pour faire surgir le tiers fondateur, celui dont relève la normativité dans son principe, ce tiers que j’appelle la Référence absolue.

 

Réfléchissons maintenant à la façon dont fonctionne le mécanisme de la Référence et nous allons comprendre le principe normatif dans l’humanité, à quoi il répond. La Référence souveraine dans une société, le principe souverain, est un mécanisme bien précis qui comporte deux temps logiques qui sont les deux temps généalogiques. Aucune société ne fonde le politique sans cet arrière-fond généalogique. On ne peut détacher ni le politique, ni le juridique de ce contexte. Reprenons brièvement ces deux temps.

Premier temps logique. Il s’agit de bien voir qu’une société doit fabriquer une fiction dont procède la différenciation ; autrement dit, il s’agit d’instituer l’Absolu d’un principe de division. Cet Absolu n’est jamais proposé dans les sociétés sous des formes abstraites ; il est toujours présenté dans des scénarios mythologiques et c’est pourquoi j’ai repris ici La Flûte enchantée. C’est dans une société, l’essence même du politique quant à ses fondements d’efficience sociale et subjective. Mais qu’y a-t-il derrière cela, dans ce premier temps, de fabriquer la fiction du principe fondateur ? La tradition juridique occidentale a craché une formule que je trouve très intéressante parce qu’elle est à la fois ultra-moderne, ce pourrait être du jargon psy, et c’est pourtant une formule très scolastique. La scolastique dit exactement ceci : «Il s’agit de fabriquer l’image de la substance du père.». Qu’est-ce que ça veut dire ? Sur cette notion scolastique, je vais faire deux remarques.

 

Premièrement, quelque chose de très concret. Qu’est-ce que signifie l’image de la substance du père ? Ça signifie quelque chose de très concret que je pourrais résumer dans un slogan fabriqué par mes soins : «Nul ne se produit lui-même. Nul ne s’engendre lui-même». Cela veut dire que nous touchons aux racines du Principe de Raison dans la culture par le biais d’une mise en scène des origines et d’un discours des origines. C’est à partir de ce discours que se profile dans une société le principe de séparation et de division.

 

Deuxièmement, le discours fondateur, mythologique dans une société fabrique une image, c’est-à-dire une représentation. Ceci est très important parce que nous sommes toujours menacés dans nos sociétés industrielles de mobiliser indûment la science et les scientifiques. Ça veut dire l’image et la représentation que le discours fondateur dans toutes les sociétés de tous les temps, ce discours est d’abord là pour faire place nette de ce que nous appelons la réalité. C’est un discours qui invente dans la société une distance, l’écart politique entre le politique, entre le droit, le dogmatique et les sujets ; c’est un discours qui inaugure en permanence dans une société le vide structural. Nous voyons ce vide structural dans La Flûte enchantée, comme dans tous les récits d’initiation, sous la forme de la traversée de la mort, c’est-à-dire de cette mort que, comme dit Freud, nous devons tous à l’espèce. Autrement dit, d’une façon ou d’une autre, les humains doivent traverser la mort de leur vivant. C’est d’abord à cela que servent les institutions. Par conséquent, aider les humains à circonscrire le désespoir fondateur inévitable, immémorial de la séparation d’avec la Mère en psychanalyse – ce qui s’appelle, dans La Flûte enchantée, la reine de la nuit. C’est à cela que servent la fonction de l’Interdit, les grandes célébrations mythologiques, les représentations et la fabrication de l’image de la substance du père, c’est-à-dire du principe séparateur. L’autre temps du politique, du généalogique est celui de l’interprétation. Quand je dis temps, ce n’est pas un temps chronologique mais un temps logique, une catégorie logique. Concrètement, on pourrait l’illustrer indéfiniment. Je vais me borner à deux brèves remarques.

 

Premièrement, un système juridique n’est qu’un vaste réseau d’interprétations hiérarchisées. La légalité procède d’emboîtements successifs. C’est par conséquent un univers en relief, qui procède toujours d’un mythe fondateur où nous retrouvons d’une façon ou d’une autre, selon les styles institutionnels et les manoeuvres esthétiques des sociétés, l’idée d’une descendance des lois, des textes ; de ces textes, qu’ils soient écrits ou oralement transmis.

 

Deuxièmement, la transposition du principe politique, c’est-à-dire du principe de différenciation, la loi propre au vivant parlant dans la problématique de notre univers scientifique industriel, la transposition de tout cela dans notre univers industrialiste ultra-moderne signifie que la clef de la problématique de la reproduction humaine aujourd’hui, ce n’est pas l’interprétation des sondages qui peut la donner, mais l’interprétation de l’ordre subjectif, en tant que tel, cet ordre implique quelque chose de bien précis, qu’on peut résumer d’une manière simple : aucun sujet particulier ne fait la loi mais chaque sujet est soumis à la loi de l’espèce, qui est la loi de l’espèce parlante.

 

Voilà, Mesdames et Messieurs, ce que j’ai cherché à vous dire avec l’aide de mes conseillers qui ne défaillent jamais : Ovide, très souvent ; Mozart, plus souvent encore.

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

Ars Dogmatica
Éditions