Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Le côté droit des choses

Si j’ai souhaité que cet entretien* s’organise sous ce titre “Le côté droit des choses”, c’est d’abord pour prendre une précaution ; je voudrais éviter d’emprunter cette voie royale, l’accès officiel qu’on emprunte généralement, lorsqu’on dit : parlons du droit. Cette voie royale, où tout est ba­lisé, est un exercice de fiction, c’est un parcours du com­battant où chacun s’entraîne à franchir des obstacles, dont tout le monde sait qu’il s’agit toujours des mêmes obstacles, prévus d’avance, et qui finissent par être sus par cœur ; on s’entraîne pour le cas où… Dans les discussions sur le droit, discussions dont on pense qu’elles ne sont pas juridiques, c’est-à-dire à côté du droit, et qu’elles peuvent comporter par conséquent toute la gamme des questions et réponses à cô­té, j’ai l’impression d’être à l’exercice, et d’une façon très particulière parce que l’exercice en question se dérou­le comme prévu et, bien, évidemment, toujours dans les mêmes lieux organisés en conséquence, dans les sentiers battus. On s’entraîne donc, pour le cas où…, pour le cas où il nous faudrait sortir de nos retranchements et nous expliquer. Et nous expliquer sur quoi, je vous le demande ? Voilà une ques­tion éludée, car on espère bien que l’hypothèse de la vérita­ble explication ne se réalisera jamais et que l’exercice-dis­cussion restera dans les limites de l’exercice d’école. Au­trement dit, dans nos exercices d’école pour parler du droit non juridiquement, c’est-à-dire à-côté, il n’est pas telle­ment dans les habitudes de s’interroger sur le point de sa­voir ce qu’on cherche vraiment et si ce qu’on prétend recher­cher, du côté de ce qui serait la vérité du droit, mérite d’ê­tre recherché avec une telle passion. La passion philosophan­te, dans les matières juridiques, n’est peut-être pas si pas­sionnée pour la fameuse vérité qu’il y paraît à première vue dans les discours qu’on en fait. Cela, c’est un premier point.

Mais je n’ai pas dit qu’à mon tour je prétendais parler à-côté. Je dis seulement qu’il est peut-être utile d’entrer dans les choses du droit autrement qu’en empruntant le sen­tier où l’on apprend à riposter, aux moindres risques. Nous allons emprunter un autre accès vers nos affaires. Faut-il dire qu’il s’agit d’abord de s’intéresser à la porte de sor­tie ? Peut-être bien, après tout. Si nous réfléchissons com­me je vous le propose, nous allons donc entrer dans le sys­tème juridique en cherchant à repérer comment en en sort. Voi­là  le sens du titre de notre entretien ; je ne vais pas y par­ler en récitant un morceau de bravoure sur le droit des cho­ses ; je vais m’efforcer de répondre à vos questions, après vous avoir fait remarquer ce qui, pour moi, constitue en somme le noyau solide de notre système juridique, à savoir essentiellement ceci : le droit, c’est avant tout du légal, et ce qui se trouve enserré en ce concept, c’est bien plus que ce que, à la suite de notre évolution historique d’Occi­dentaux industrialistes, nous y enfermons. Je sais que ce point-là est fort difficile, mais précisément vous m’avez invité afin d’en préciser quelque chose. Alors parlons-en.

Qu’est-ce pour vous qu’être analyste des institutions ? Ou, en d’autres mots, quelle est la place du discours­ psychanalytique par rapport au discours juridique ? 

 

P.L. — Vous n’y allez pas de main morte avec vos questions ! Je vous dirai d’abord ceci : la légalité est répandue partout et en tout, dans ce que nous appelons d’un mot devenu si va­gue, les institutions. C’est pour cette raison, que les cho­ses tiennent debout et que tout marche droit, si vous me per­mettez ce propos qui n’est pas un propos facile. Qu’est-ce que cela veut dire, en effet ? Cela veut dire que le système industriel, le nôtre, inventé comme il l’a été et fonction­nant selon un mode juridique particulier, n’est pas construit n’importe comment ni d’une manière arbitraire, qui serait la manière industrielle et occidentale prétendue rationnelle et universelle.

Cela doit être reconnu par priorité : l’humanité de notre système. Autrement dit, notre mode d’accès à la légalité im­plique les mêmes tripotages, les mêmes arrangements mytholo­giques que ceux reconnus par l’anthropologie en ce qui con­cerne ou concernait les agglomérats humains sauvages, sous­-développés, anté-industriels, etc… La légalité, pour nous comme pour toute l’animalerie humaine, c’est du rangement dé­rangé ; elle suppose du mythe et se répand, dans tous les dis­cours ayant en vue les choses d’institution, elle se répand, dis-je, avec tout ce qui forcément l’accompagne, c’est-à-dire avec tout son attirail de croyance. Cette remarque porte as­sez loin, car elle conduit à s’interroger sur la fonction des discours savants eux-mêmes pour la conservation, la défense et l’exportation du système d’organisation considéré comme ensemble incassable (je dis bien : incassable, d’une solidi­té à toute épreuve).

Je vais prendre un exemple, afin de bien faire comprendre pourquoi ce que la découverte de la psychanalyse (découverte, au sens de : mettre à découvert, dévoiler quelque chose qui par nature échappe ou opère clandestinement) a fait entre­voir dans les affaires de légalité, pourquoi cette découver­te produit et produira inévitablement des effets sur les sa­voirs juridiques, sur tous les savoirs ayant à leur program­me de dire quelque chose du droit, notamment ceux qui ont à leur programme de faire de la philosophie sur le droit ou d’en donner une explication dite historique. La psychanalyse en tant que manière d’éclairer le savoir humain, produit une espèce très particulière d’éclairage ; c’est un éclaira­ge où les choses s’éclairent, quand l’ordre et le rangement dégringolent, l’éclairage se produit en même temps qu’une dégringolade, dans une atmosphère de cataclysme si je puis dire, comme dans l’orage. C’est la lumière de l’éclair ; on a plutôt envie que ça cesse, et quand c’est fini, on n’y pense plus. Vous vous souvenez de ce séminaire de Heidegger sur l’éclair, sur la lumière de la foudre qui éclaire tout, toutes les choses sont vues d’une certaine façon.

Il me semble que la psychanalyse, ce qu’on peut en dire, c’est toujours dans l’après-coup, on en parle à la manière de Heidegger commentant un fameux passage de Héraclite sur la foudre qui éclaire tout, c’est une fausse simplicité, et plus vous en parlez, plus vous avez le sentiment que ça vous glisse entre les doigts. Autrement dit, pour l’explica­tion, vous repasserez, ce sera pour une autre fois !

Or, dans le monde académique, c’est le contraire qui se produit ; l’explication on y tient, on ne supporte pas faci­lement, surtout précisément dans le milieu des historiens du droit qui se confondent souvent avec les gardiens du bon or­dre philosophique, on ne supporte pas un certain côté péni­ble des choses entrevues par la psychanalyse. Ce n’est pas que, dans le milieu dont je parle, on soit très informé de psychanalyse, car on cultive volontiers là-dessus une sorte d’ignorance distinguée, une ignorance grâce à  laquel­le le bon ordre historico-philosophique se trouve protégé, immunisé, des saletés contagieuses de la psychanalyse ; dans ce milieu-là, on ne se commet pas avec le bas étage de la science. Mais derrière ce bon ordre, sur lequel veillent ja­lousement (et avec quelle énergie ! ) les veilleurs de la pen­sée, il y a en réalité une grande inquiétude, et cette in­quiétude est fondée, comme toutes les inquiétudes en milieu savant, dès lors qu’on subodore qu’il devient de plus en plus malaisé de conserver ce à quoi on tient le plus : les croyan­ces. Voilà bien ce côté pénible des choses ; c’est l’incroyan­ce. Ni plus ni moins, plus précisément ce que j’ai évoqué comme étant du ressort de l’incroyance politique, c’est-à­ dire la mise en doute de la divinité des productions léga­listes industrielles, une question portant sur la Raison finalement. Or, la Raison, nous l’avons, tout le monde le sait, et la mise en scène (car il s’agit bel et bien de ce­la), par l’appareil officiel des veilleurs de la pensée, par exemple la mise en scène d’un savoir historique et même phi­losophique à l’intérieur du dispositif juridique fonctionne pour rabâcher cette croyance-là, et pour la rabâcher dans les formes, c’est-à-dire dans les formes inventées par notre système de Texte qui s’entretient ainsi, je le répète, liturgiquement.

Le savoir légaliste ne se contente pas d’être un savoir parmi les autres ; il est conçu et organisé comme un savoir qui doit être défendu énergiquement, parce que c’est un savoir fragile ; dès qu’on y touche autrement qu’avec les méthodes consacrées, quelque chose de précieux s’échappe qu’on ne rattrapera jamais. C’est un motif puissant donc, qui pousse les veilleurs attitrés (par exemple les historiens du droit en France, particulièrement hostiles à mon travail) à colporter le savoir après l’avoir enfermé dans leur propre système, étrangement autistique si je puis dire, dans leur propre système de colportage ; le savoir légaliste, dans ces conditions, fait partie du service public de la pensée ; je dis : service public, renvoyant ainsi la question soulevée à la notion même de liturgie, que j’entends selon sa lettre étymologique.

Donc, la Raison nous l’avons, nous savons que nous l’avons, il est même interdit d’en douter et c’est ce qui rend intouchable en France, selon notre normalité centraliste, l’organisation de la science de l’histoire du droit. Notez au passage que douter de la Raison, c’est douter de la paro­le liturgique, de notre organisation sociale tout entière ; c’est envoyer nos croyances institutionnelles à la casse. Ce­la se trouve dit brutalement dans la fameuse collection de l’empereur Justinien, à propos de la façon latino-chrétienne de croire, et vous savez que ce discours savant juridique nous institue dans une certaine mouvance de la politique fon­dée sur la Raison, dans la descendance du droit romain chré­tien recyclé chez un Domat par exemple. Or, la Raison en question n’est pas plus raisonnable que toutes les autres formulations légitimantes répandues sur la planète ; elle n’est pas plus raisonnable ni déraisonnable que toutes les au­tres, que ce qui pousse les Mélanésiens, les Bamabaras ou mê­me les Chinois (les Chinois nous sont si bien connus depuis les Jésuites) à résonner (je dis bien : résonner) de leur lé­galité, laquelle repose partout sur des élaborations fantas­matiques impossibles à reconnaître comme telles du fait de ce jeu des écritures juridiques précisément ; voyez Wang Ling sur le légalisme chinois, c’est très éclairant pour notre tradition romano-industrialiste.

Autrement dit, l’entrée dans notre propre discours légaliste considéré en tant que traduction légitimante des fantasmes du dessous du Texte (ce que j’ai appelé dans mon travail la textualité), cette entrée est bloquée, et les veilleurs de la pensée exercent leur fonction légaliste, qui consiste à vérifier que le blocage fonctionne. Par les temps qui courent, étant donné l’explosion des savoirs au XXe siècle, la fonction des veilleurs n’est vraiment pas une sinécure. Ces remarques peuvent vous aider à comprendre que dans le cas français notamment, où la police de la pensée transite à travers notre appareillage centraliste, c’est-à-dire où la science universitaire est par nature extrêmement pointilleuse dans le sens du conservatisme, dans ce cas français, la psychanalyse, alors même qu’on en ignore le mode de fonctionnement, est considérée avec une franche hostilité, avec une hostilité vraiment franche, tellement franche qu’il n’y a pas à s’y méprendre. Les anecdotes prennent ici leur portée. Si l’appareil des historiens du droit en France s’est tellement acharné contre mon effort dans la dernière décade, et si cet acharnement a pu paraître à tant de nos collègues juristes tellement incompréhensible, c’est que les procédures de blocage de la science ne sont pas n’importe quoi, elles fonctionnent aux fins d’apurement dans cette comptabilité imaginaire qui s’appelle dans un système ses “valeurs”. On accepterait la psychanalyse, comme on a accepté la sociologie par exemple (après l’avoir réfutée ou ignorée, combien de personnages huppés de nos Facultés se sont découverts subitement sociologues ! ), s’il s’agissait d’un en-plus, d’une bonne acquisition dans la colonne crédit, s’il s’agissait d’une valeur sûre. Mais précisément, c’est cela qui est en cause ou en question : est-ce que la psychanalyse est une valeur sûre, ou même une valeur tout court, quelle est sa cote à la bourse imaginaire des valeurs grâce auxquelles on peut marcher, on sait marcher et on sait faire marcher les autres ? That is the question !

Alors évidemment, si vous parvenez à convaincre, si vous avez envie de convaincre les veilleurs que la psychanalyse n’apporte aucun trouble, aucune nouveauté renversante du côté comptable, alors ça passe et ça passera. Attendez-vous d’ailleurs d’ici peu à voir les veilleurs de la pensée estampillée déclamer à leur tour sur leur envie de psychanalyse, après tant d’autres qui utilisent le discours analytique comme une mode, comme une aubaine, et au bout du compte le tour est joué, la psychanalyse n’était qu’une bonne blague, elle est morte et enterrée ! On peut aller évidemment dans cette direction. Quand des penseurs officiels parlent d’ouverture, c’est fermeture qu’il faut lire, car leur façon d’ouvrir le discours savant coïncide toujours avec les morceaux de bravoure des propagandes ou de la mode ; dans le meilleur des cas, ils deviennent opportunistes, car pour eux la pensée est une affaire d’autorité, le risque ils n’en veulent pas, tout ce qui va contre l’autorité leur fait peur. Cela, vous le savez aussi bien que moi.

Comment dans ces conditions parler de psychanalyse d’institutions ? Eh bien, voyez-vous, la notion de psychanalyse d’institutions est une notion absurde. D’abord, comment voulez-vous qu’il s’agisse ici d’analyse, alors que les institutions n’ont pas de corps. Le seul outil dont on dispose dans une analyse, c’est la parole, et la parole fait défaut aux institutions. Mais comme vous êtes des juristes, vous allez comprendre immédiatement que cette proposition laisse à désirer, car les institutions produisent des textes, des textes qui ne sont rapportables qu’aux institutions en tant qu’auteurs de ces textes. Autrement dit, c’est comme si elles parlaient. Le comme si marque une frontière. Le droit, en tant qu’ensemble textuel procédant d’une légalité, c’est-à-dire d’une généalogie de l’autorité, se trouve placé du côté du comme si, de ce côté-là de la frontière. Si nous poussions plus avant la remarque, nous aurions l’occasion de reprendre des questions archi-classiques, telles que par exemple la question de savoir quelle est la nature de l’État.

Il faudrait reprendre ce que j’ai indiqué par ailleurs, à propos de la théorie sociale du fantasme, théorie qui conduit à l’examen de notre fameuse comptabilité imaginaire des valeurs, comptabilité tellement importante dans notre jeu d’écritures juridiques et industrielles.

Cependant, avant tout, avant d’entamer quelque étude que ce soit dans cette direction théorique, il demeure essentiel de prendre la mesure des affaires juridiques, artificiellement considérées comme une sorte d’anecdote sociale géante, finalement comme quelque chose d’inconnaissable et qui n’aurait aucune portée de révélation du sens dans notre organisation. C’est pourquoi j’ai insisté sur le discours des défenseurs de la pensée, discours en carton pâte qui ne résiste pas longtemps si on le pousse dans son retranchement, mais discours qui présente l’intérêt de nous mettre en présence d’un fait, d’un fait grâce auquel nous pouvons tout de même reconnaître assez facilement les effets inévitables de la psychanalyse. Si la psychanalyse produit encore une telle effervescence hostile dans le milieu savant qui se consacre à la conservation prétendue innocente de la science du droit, c’est que la psychanalyse rend plus incertains les bricolages relatifs à la science précisément, à cette fameuse science de la légalité, où se joue quelque chose d’amoureux, quelque chose d’essentiel touchant notre commerce avec les institutions. Les penseurs officiels sont aux premières loges, si je puis dire, dans cette liturgie du savoir légaliste qui nous enseigne comment fonctionner. La pensée officielle de ceux que j’appelais à l’instant les veilleurs sert à quelque chose d’essentiel, à canaliser le transfert, tous les transferts de tous les inconscients, c’est-à-dire de nous tous, sur l’institution. Je dis bien : sur, et non pas à côté. La violence des réactions à l’égard de la psychanalyse du côté juridique, s’explique ainsi fort bien, car c’est la trame amoureuse du légalisme qui se trouve en cause. Le transfert, vous savez ce que c’est ? C’est une espèce particulière de l’amour qui se développe dans une cure analytique, entre les quatre murs d’une analyse.

S’il y a de la violence parolière, voire des passages à l’acte de la part des penseurs officiels, cela prouve qu’il y a de la haine du côté de la défense de la pensée, et que par conséquent la question de l’amour se trouve posée dans les institutions de la pensée légaliste. Tout ce qui relève du mode de pensée d’inquisition, de cette pensée vouée à la défense d’une légalité de la vérité, fonctionne par automatisme de la haine. Vous vous souvenez que les inquisiteurs étaient, en somme, des fonctionnaires de la haine, préposés à cela ; ils sont donc tout à fait innocents de la pensée, qui d’ailleurs est celle du Texte, non pas la leur donc, car le débat où ils se meuvent se situe non pas comme ils disent, mais ailleurs, c’est-à-dire imaginairement. Ils font face, au nom de l’autorité, et c’est là certainement un métier comme un autre. Souvenez-vous encore des malabars du bon droit sexuel, si je puis ainsi les nommer, auxquels Freud en son temps a tenu tête ; ils ne discutaient pas, ils étaient là simplement, faisant face à Freud. Le transfert, c’est à travers ce genre de faits plus ou moins lamentables et sans cesse répétés, qu’on peut voir qu’il fonctionne dans les institutions. Par quel miracle ces manifestations-là auraient-elles disparu, et notamment dans le secteur juridique, où d’ailleurs (notons-le en passant) l’on s’effraie pour pas grand’chose, chaque fois que des doctrines éprouvées sont en voie de déclassement. Prenons la mesure de ces faits pour ce qui nous intéresse ici ; c’est une occasion remarquable d’entrer dans les questions de la psychanalyse, et d’y entrer d’une façon non crétinisante. Cela vaut mieux que des théories toutes faites, qu’il suffirait de rabâcher. Il n’y a rien de plus concret que la psychanalyse.

Quels sont les concepts centraux de la psychanalyse qui fondent l’analogie en clinique individuelle et analyse de l’institution ? Dans ce cadre ont été avancés les concepts de “surmoi” et “d’idéal du moi”. Freud assimilait ces concepts, Lacan les distingue. Comment vous situez-vous dans ce débat ?  

 

P.L. — Je ne pense pas que la référence analogique puisse être traitée de cette façon. Il faudrait d’abord s’interroger sur ce concept d’analogie pour passer du registre que vous appelez clinique, au registre des institutions. Je vous l’ai déjà dit : l’analyse de l’institution, ça ne fait pas partie de mes prétentions, et s’engager dans cette voie-là conduit à l’impasse. Une institution est inanalysable, par hypothèse. Je sais bien, c’est très séduisant pour beaucoup de gens, qui s’imaginent que par ce moyen-là on va nous guérir de quelque chose du côté des institutions, où paraît-il ça ne va pas très fort. C’est également très commode, c’est d’une facilité désarmante et ça coupe court à certains problèmes de la gestion humaine aujourd’hui. C’est très facile de transposer la psychanalyse, ça nous débarrasse de l’énigme, d’avoir à affronter l’énigme de la légalité qui fonctionne partout, non seulement chez les personnes névrosées ou dans les institutions, mais pour tout le monde ! De proche en proche, cette facilité produit de la psycho-sociologie comme on dit et de la psychanalyse à tout-va, avec une idée derrière la tête : nous serions malades de quelque chose, il faut donc nous guérir ; alors on nous fournit des guérisseurs, et comme ce genre de prétention savante séduit pas mal de gens dans les sphères bureaucratiques, on engage des budgets d’études pour nous guérir. Autrement dit, on organise clandestinement quelque chose qui ressemble à une sécurité sociale, ou si vous préférez on fourgue des concepts engageants dans le circuit de notre organisation industrielle de la pensée en vue d’obtenir en bout de chaîne un produit fini, qui serait l’assurance que tout marche bien du côté de la sécurité sociale et politique.

Encore un effort, et nous allons réclamer à nos guérisseurs de psychiatriser la société entière, d’en faire une clinique géante, en douce évidemment et sans le prêcher comme ça ! Non, vraiment non, je n’engagerai personne à suivre cette voie d’une réflexion sociale à base d’analogisme clinique, on voit trop bien où mènent de telles facilités.

Par ailleurs, l’articulation de votre question me permet de préciser un point très important. À quoi bon, dans cet entretien, ici, discuter sur les concepts du surmoi et d’idéal du moi ? Pourquoi ? Si je vous dis : je distingue ces concepts, vous pourrez penser : Legendre est un lacanien appliqué, un bon lacanien en somme ; au contraire, si je vous donne à penser que je bascule autrement, vous couperez les cheveux en quatre en vous engageant dans le cycle infernal d’un théorisme sans effet ni suite. Je pourrais vous répondre : cherchez à comprendre comment Lacan est devenu lacanien, voilà une question plus intéressante et qui ouvre cette question plus générale, et assurément des plus importantes, qui consiste à s’interroger sur la fonction théorique en psychanalyse, sur le cheminement particulier de chaque analyste vis-à-vis de Freud, et par conséquent de Lacan puisque vous l’évoquez. Freud et Lacan ne sont pas des Napoléon auteurs d’un code, ni des faiseurs de théories qui seraient posées là, comme par exemple la théorie de la gravitation. En ce sens, votre question porte loin, car il s’agit une fois de plus de savoir par où entrer dans les affaires d’institutions, dans cette forteresse si bien gardée ; il s’agit d’y entrer à notre façon, c’est-à-dire sans négliger d’aborder les effets de la psychanalyse sur les savoirs, en particulier sur le savoir concernant le légalisme et la légalité sous ses formes reconnues aujourd’hui.

Vous dites que l’institution est délirante mais, par ailleurs, l’institution est ce qui exclut le délire. Quel est alors le statut du concept de “délire”?

 

P.L. - Entendons-nous bien là-dessus. Vous devez bien sentir, après ce que je viens de dire, que nous allons vers une impasse, si nous mettons sur un même plan et par référence à l’analogie dont vous parliez à l’instant, le délire, ce que nous appelons délire dans la clinique précisément, et la question de l’allégeance imaginaire dans les institutions. C’est une méprise, encore une fois, de voir les affaires d’institutions en se rapportant exclusivement à ce type de conclusions fondées sur une analogie entendue de manière ultra simpliste. Je me demande si je ne ferais pas bien de changer mon propre vocabulaire, car cette confusion entre l’institution sociale et tout ce qui est censé représenter la folie, elle-même considérée comme une sorte de mal suprême dont les sciences guérisseuses vont racheter l’humanité, cette confusion empêche d’entrer dans l’économie même des institutions. Je le répète : le fonctionnement institutionnel, tel qu’on peut en apercevoir la logique à travers les productions textuelles juridiques, n’est pas une question de maladie ! Quand j’évoque, dans mes opérations de ramassage, le statut délirant du discours fondateur (retenez bien ce qualificatif : fondateur) du Texte (majuscule, s.v.p.), de quoi s’ agit-il ? Et bien, il s’agit de reprendre la question de la légalité à sa base, c’est-à-dire de repérer notre mode d’attache aux productions normalisantes de l’organisation. Cela suppose qu’on reprenne la question de plus loin qu’on ne le fait généralement, soit au versant des observations sociologiques, soit au point de vue de l’histoire sociale ordinaire. Il nous faut entrer dans la conception dogmatique elle-même ; voilà le problème, il est là. Notre dispositif scientifique à l’heure actuelle n’est pas prêt à ça, il n’est pas prêt à regarder en face, non pas obliquement mais en face, notre propre articulation dogmatique, qui signifie la sauvagerie, ni plus ni moins, c’est-à-dire un mode d’attache impensable du fait de notre arrangement rationaliste qui, en réalité, est une façade, rien qu’une façade. Si je disais par exemple : nos institutions, considérées dans la totalité juridique, sont perverses, cette proposition serait reçue comme blasphématoire ou encore dans la perspective clinico-médicale dont nous parlions à l’instant. Je ne vous dirai donc pas : le droit se place côté perversion, je préfère noter le côté délire. Cela présente quantité d’avantages, et d’abord l’avantage de souligner l’inadéquation des concepts cliniques en tant que tels pour comprendre le fonctionnement institutionnel ; on peut passer d’un concept à l’autre, sans pour autant faire avancer les choses ! Je cite parfois un travail de l’américain Fox sur la France, dont l’organisation lui paraît schizophrénique ; c’est son mot. Je prétends que c’est un leurre, de parler comme ça, on se trompe de registre. Mais que faire? Que faire, pour éviter de tomber dans le cirque de ces concepts franchement inadéquats ? Précisément, j’ai avancé le concept de délire, en ajoutant parfois le qualificatif de sacré, pour tenter d’en sortir. L’idée m’en est venue, à la lecture de Tertullien je crois ; oui, c’est ça, de Tertullien qui dans un fragment (je ne peux pas vous donner comme ça la référence) emploie l’expression “delirare se deum”, qui veut dire se prendre pour un dieu, sortir de la ligne droite, de la ligne tout court, en se prenant pour un dieu. Autrement dit, si nous poussons un peu, ça nous conduit vers toutes les formes d’aliénation, sans pour autant être fou au sens psychiatrico-clinique si vous voulez, notamment vers cette forme d’aliénation si commune qui fait marcher et fonctionner massivement l’humanité politiquement. Il y en a qui se déifient, il se trouve des millions d’humains pour le ou les croire ! C’est complètement fou tout ça, mais tout le monde sent que ça n’est pas de la folie ordinaire, c’est une autre espèce de folie. Hobbes a tâté de cette question si je puis dire, il en a tâté passablement en reprenant la question du Monstre à majuscule, la question biblique du Léviathan !

Mais comme je viens de vous le dire, cette affaire-là ne passa pas facilement dans notre organisation de la pensée, parce que nous nous croyons rationalisés et que, pour nous, la rationalisation, pour la pensée comme pour tout le reste, veut dire le contraire de la sauvagerie. Nous ne sommes pas comme les sauvages, et vous savez avec quelle timidité l’anthropologie essaie de revenir sur ses pas, pour étudier nos systèmes industriels. Moi, je lui donne un coup de main à l’anthropologie, je prétends même avoir un certain tour de main pour travailler dans ce sens-là, parce que je soutiens une certaine thèse relativement à la richesse ensevelie des questions juridiques, qui sont le seul domaine véritablement inexploré (n’en déplaise à certains de mes confrères qui légifèrent sur l’agrégation, les frontières de la science historique du droit, etc…!), inexploré du point de vue de notre statut culturel. Or, ce fameux statut culturel, qu’est-ce donc ? Avant tout, il repose sur de l’aliénation sacrée. Et la preuve en est notamment dans l’histoire du droit canon, si fondamentale pour nous saisir de cette question essentielle ; par exemple, sans cette histoire-là, on ne peut pas comprendre ce que comporte, du point de vue de ce qui s’appelle la Culture, la fameuse Culture à majuscule, ce que comporte dis-je, le système occidental des danses, en tant que version cérémonielle remémorant nos attaches d’occidentaux avec certaines propositions mystiques ; j’ai montré, dans mon petit ouvrage sur la danse, que le droit canonique fonctionnait ici à compter d’un mythe ; si vous préférez, cela signifie que nous avons tous les moyens d’information nécessaires, pour mettre en évidence notre propre sauvagerie, notre attache délirante au sens institutionnel, c’est-à-dire probablement religieux du terme. Mais nous n’en sommes pas là, vous le savez bien. Les veilleurs de la pensée ont tout fait, dernièrement encore, en France, pour éviter que mon enseignement d’historien érudit dans les affaires canoniques n’ait une place reconnue, dans un certain lieu de Sorbonne organisé en vue de l’érudition. Certes ces croisés ont été battus et cela prouve qu’en pleine Sorbonne il y en a qui se prennent pour des dieux, comme disait Tertullien ; la question de l’aliénation, ça concerne évidemment au premier chef des problèmes de la Science elle-même, et de nos jours encore nous la voyons parfois se proposer sur le mode naïf d’autrefois, comme dans mon exemple précédent.

Votre théorie rend compte de la rationalité juridique à partir de l’ordre du Texte, ce qui, nécessairement réfère à une théorie des sources du droit où prédomine la loi écrite. Peut-elle, dans ces conditions, s’appliquer à d’autres systèmes juridiques où s’articule différemment le rapport des sources du droit, ainsi par exemple,

– le droit coutumier africain à tradition orale,

– la lex mercatoria secrétée par les milieux d’affaires internationaux ?

En filigrane de cette question se pose celle, plus essentielle, des limites historiques de votre perspective. 

 

P.L. - Peut-être convient-il de poursuivre, tout d’abord, mon propos précédent. Il faut bien se mettre en présence d’un fait : la difficulté extrême du travail dont nous parlons. Pourquoi ? Et bien, je dirais que la difficulté provient de deux directions à la fois, c’est-à-dire du point où se trouve actuellement ce que nous pouvons appeler les théorisations analytiques en dehors de l’analyse, en dehors de tout ce qui se dit dans l’après-coup du transfert où se jouent les psychanalyses proprement dites ; la difficulté provient aussi d’ailleurs d’un second point, du point où se trouve aujourd’hui l’observation des affaires juridiques. De ce dernier point de vue, on peut estimer que les théorisations sur le droit, en dehors des théorisations strictement juridiques, se portent mal, elles vont mal, un certain édifice traditionnel où se tenaient les explications et où les marchands d’explications plus ou moins commodes se tenaient, cet édifice est délabré, j’ai même l’impression qu’il s’effondre !

Ce qui en reste tient debout par l’opération du saint-esprit ! Mais, il devient de plus en plus visible, sinon évident, que notre nouvelle organisation industrielle est en train de foudroyer cet édifice si bien protégé, tenu pour invulnérable. On retape l’édifice avec ce qui tombe sous la main, c’est-à-dire avec pas grand chose, car la science juridique qu’on a sous la main, c’est une science dont on peut dire aussi qu’ elle est en voie de décomposition. La fameuse Social Science, qui a fait la fortune des cabinets d’organisation depuis une vingtaine d’années, cette fameuse Science a les reins solides en apparence seulement, tant que la crise industrielle ne tourne pas au cataclysme. Mais, c’est un fait, le behaviourisme qui soutient cet énorme dispositif de savoirs gestionnaires, ce behaviourisme est tombé, si vous me permettez de parler argot, sur un os. Et quel os ! L’humanité de la planète ne fonctionne pas comme prévu, et les programmes industriels, même très bien organisés et financés, affrontent dans certaines parties du monde certains univers dits traditionnels qui, du côté des agencements légalistes, sont plutôt du genre résistant. En particulier, les programmes d’exportation de nos modèles doivent subir des arrangements tels, que le doute et la démoralisation s’installent dans nos instances pensantes, fussent-elles internationales. Vous savez, ce n’est un secret pour personne, que j’ai mis la main à la pâte de ce côté-là, du côté international, voici une quinzaine d’ années, à l’époque du grand boom de l’organisation, à l’époque où la pensée officielle fonctionnait encore sur le modèle que j’appelle le modèle coca-cola. On exportera la pensée comme le coca-cola, c’est le même problème, puisque dans les deux cas ça se vend. Je pourrais vous raconter quantité d’anecdotes dont j’ai été l’acteur ou le témoin dans une agence spécialisée des Nations-Unies, ou dans une grande entreprise qui vendait ce qui coûte le plus cher, ce qu’on appelle la matière grise. Cela aide à comprendre comment se pose le problème d’une théorie de la rationalité juridique. Méfions-nous de ça aussi, d’une théorie destinée à malaxer les systèmes légaux des autres. Il y a du Justinien dans l’air !

Il y aurait beaucoup à dire sur l’exportation en question, qui demeure insuffisamment étudiée, parce qu’on ne veut pas se donner les moyens de réfléchir aux fondements mythologiques de la légalité. On ne s’en donne pas les moyens, pour la raison qu’il faudrait douter de notre fameuse Raison et agiter ce qui du côté de la psychanalyse se remue. La légalité, c’est même ce qui se remue de plus essentiel dans une psychanalyse, puisque ça touche à la base de nos croyances relatives au savoir, à l’origine du savoir, à tout ce qui sur le registre imaginaire nous autorise à parler. Il serait tout de même essentiel, dès lors qu’on prétend faire autre chose que remuer du vent, que les institutions internationales qui prétendent étudier ce point névralgique des choses juridiques, n’en restent pas à se battre les flancs pour faire semblant de s’interroger, ou à rabâcher les prétendues certitudes acquises. Et en fait de certitudes acquises, ça se pose un peu là, permettez-moi de le dire, dans la théorie des-sources-du-droit ! Cela me rappelle l’Arbre de la Science construit par Raymond Lulle. C’est très bien Raymond Lulle, malheureusement cet esprit universel n’avait (tant mieux pour lui ou tant pis pour nous ! ) aucune idée de l’industrie ni de l’informatique, cette branche du savoir si prometteuse sur les questions qui nous touchent le plus, en particulier sur la question de savoir “qu’est-ce que penser?”. On continue à travailler en promenant l’emblème magnifique, en montrant à tout le monde, en Asie et surtout en Afrique, notre Arbre de la Science, c’est-à-dire notre admirable théorie-concept-bon-à-tout-faire qui s’appelle la Théorie des Sources du Droit. J’attends de pied ferme qu’on me dise où on veut en venir avec ça. Personne ne le dira, pour la simple et suffisante raison que ça fonctionne tout seul, automatiquement pour ainsi dire, il n’y a pas à se poser de question. Tout ça nous promet des déconfitures, des faillites, et surtout le ridiule de rabâcher la théorie des sources du droit sans se demander où on veut en venir dans l’exportation de cette théorie-là, inusable paraît-il ? N’est-il pas surtout ridicule de penser qu’on peut exporter une chose pareille sans s’interroger plus avant sur ce qui cause les codifications dans l’ordre de la structure, c’est-à-dire dans l’ordre de la répétition mythique dont procède notre propre discours légaliste ? Je trouve ce manque à savoir absolument comique, car attendez un peu pour voir et vous verrez qu’effectivement on finira par apprendre, malgré les interdits du savoir, ce qui précisément est à l’oeuvre dans notre propre structure. L’embrouillement actuel, plus ou moins savant, à propos des droits à tradition orale plus ou moins remâchés à l’occasion de notre import-export décolonisant et coopérant, cet embrouillamini annonce la déconfiture des théories indigentes concernant notre propre acculturation juridique. Comment pourrait-il en être autrement, quand le système industriel se développe en n’épargnant rien ? Les théories indigentes ne seront pas épargnées, elles disparaîtront.

Revenons à mon propos du début, quand vous avez posé la question de l’ordre du texte, des sources écrites, etc… Il faut savoir que les théorisations analytiques ont encore un long chemin devant elles, pour présenter des démonstrations conséquentes sur les institutions et le juridique de l’affaire. Qu’est-ce que c’est cette question des sources du droit, du côté de la production écrite et du sens d’une pareille entreprise? Il s’agit de repérer notre système de descendance, par rapport à l’assignation de l’écrit dans notre organisation industrielle qui n’est pas dénuée de sens, contrairement à ce que pourrait laisser entendre la pratique gestionnaire courante. Autrement dit et quoi qu’on fasse, pour les besoins de cette cause sacrée, en mobilisant les innovations de l’informatique, l’administration-des-choses demeure un fantasme scientiste, car les humains disposent de la parole et de mille et une façons d’écrire cette parole (par exemple à l’aide des danses, si vous voulez m’entendre). Nous faisons une différence entre la documentation et les textes, ça prouve que la question de l’écrit est fort compliquée. Nous descendons d’un certain mode d’écriture bien à nous, qui précisément a produit des classifications fonctionnelles si je puis dire, en fonction de cette descendance des écrits ; par exemple, prenez ce concept de coutume, c’est typique de notre acculturation, d’une certaine façon de dire : ce n’est pas de l’écrit, même quand on les couche par écrit ces coutumes, c’est différent. Alors vous me demandez ce que je pense de la question des sources, dans ce vis-à-vis industriel avec les ex-sauvages, sous-développés, etc… Je n’en pense rien, à part ceci : nous exportons un mode de l’acculturation humaine, qui se définit industriellement, le seul que nous connaissons vraiment, le nôtre en propre ; nous ne connaissons pas celui des autres, sauf par ce qu’ils en disent ou non nous montrent, mais nous n’y entrons pas, à moins de prétendre qu’eux et nous c’est la même chose, que nous ne sommes qu’un, à moins de prétendre à la fusion, c’est-à-dire à moins de verser dans une doctrine psychotique de l’inspiration ! Il faudrait donc s’interroger sur la légalité par l’écrit, et j’en reviens toujours à ce point : sortons du simplisme, sortons d’une théorie des sources du droit considérée comme banale, alors qu’elle a un sens, et même un sens mythologique des plus profonds, des plus solides donc ; ce qu’on fait à l’heure actuelle, c’est avant tout du commerce industrialiste, on vend des théories clés-en-mains, voilà ce qu’on fait. On ne se gêne pas ; d’ailleurs pourquoi se gênerait-on, puisque ça marche et tant que ça marche ?

Alors évidemment, un grand problème difficile se pose, celui que vous soulevez au sujet des limites historiques de la perspective qui m’est prêtée. J’aurai prochainement l’occasion de revenir là-dessus à l’occasion d’un ouvrage. D’ailleurs, ma perspective repose finalement sur un constat des plus simples : les choses d’écriture ont un sens ; c’est finalement cela, cette conviction-là, qui me distingue de quantité de mes confrères qui sont partisans du magma et pensent, conformément aux idéaux gestionnaires, que ces choses-là, les choses de l’écriture, n’ont pas de sens, elles servent seulement, comme on dit qu’une brouette sert à brouetter. Passons. J’ai récemment soulevé le problème du sens des choses de l’écriture, dans une petite étude consacrée à la circulation de ce qu’on appelle vulgairement la paperasserie à travers un circuit d’entreprise, et d’une entreprise remarquablement bureaucratisée ; j’ai soulevé le problème de ce que comporte cette forme imprévue de l’usinage, le problème de “faire du papier”. On trouve là-dedans, dans ce fonctionnement d’un scriptorium bureaucratique, un indice fort intéressant, relatif à la fonction-masque de l’écriture dans les organisations, et ça dépasse ce qu’on en dit sur le registre des travaux gestionnaires aménageant la rationalisation rentable de l’écriture.Ce qui fonctionne, par ou dans la théorie des sources du droit, concerne quelque chose de fort important, à savoir le recyclage du sens dans les instances organisées pour faire en sorte que la légalité ne comporte aucune fuite. Derrière cette fameuse théorisation des sources, il y a une prolifération de classements en rapport étroit avec une textualité qui nous constitue sujets à telle espèce d’institutions plutôt qu’à telle autre. Notre théorie des sources, c’est exactement la même question que celle que j’ai été amené à soulever en faisant le compte des affaires chorégraphiques. Dès qu’on ouvre cette tranchée-là, la tranchée de notre mode d’écriture, ça va très loin.

Vos ouvrages soulignent à l’envi, derrière les différentes versions que prend le jeu du Pouvoir, “l’invariant d’une structure fondamentale” (L’amour du censeur, p.22). Cette posiiton ne soulève-t-elle pas deux questions :

– sur le plan épistémologique, ne restaure-t-elle pas une forme d’idéalisme transcendantal ?

– sur le plan axiologique n’entraîne-t-elle pas la démobilisation des consciences, “Freud rejoignant Tocqueville pour prouver l’inutilité des révolutions” (J.J. Greizal, “À propos de P. Legendre, le droit administratif éclaté”, Revue Procès, 1978, p.165) ? 

 

P.L. - Vos questions sont réellement effrayantes par leur densité ! Comment répondre ? Je vais essayer tout de même. D’abord, si vous me permettez de formuler ici un petit conseil que j’adresse parfois à ceux qui veulent bien travailler avec moi, je dirai ceci : lisons les conciles oecuméniques de l’antiquité, qui sont non seulement des textes d’une grande beauté, mais aussi les textes-témoins de la grande bataille, dont légendairement dirais-je, nous procédons et descendons. Ça n’a l’air de rien, mais il me semble, plus j’avance dans mon travail qui est un travail du genre délicat, que le rationalisme à l’occidentale, ce rationalisme qui a produit la première expérience géante d’industrialisme sur la planète (revenons toujours à ce fait : l’industrie, je ne cesse de le répéter), ce rationalisme dis-je ne peut pas se comprendre sans cet arrière plan-là ; la question du sujet, du sujet de la parole j’entends, se trouve débattue de la manière la plus dramatique (je dirai aussi : de la manière la plus esthétique) à propos de notre allégeance à l’Écrit-souverain, à la Parole révélée, à propos donc de cette allégeance fantastique, c’est vraiment le mot) qui poussait à savoir ce que ça pouvait bien être la nature du Christ. Je me permets d’ajouter que ces conciles sont tellement importants pour l’élaboration de notre légalité médiévale et moderne (voyez Gratien, comme articulation essentielle au XIIe), ça va tellement de soi, qu’on finit par l’oublier… Poursuivons mon petit conseil : des conciles antiques, passons à Salvador Dali parce que là au moins il n’y a pas à s’y tromper ,c’est du texte à tout casser, et voyez en particulier la haute rhétorique des titres qu’il donne à ses toiles. Quand on tient ces deux bouts les plus extrêmes de la chaîne, et si on se met à chercher pourquoi toute cette chaîne tient, si par exemple on regarde (un simple regard suffira) la crucifixion peinte par Dali, on ne peut pas douter qu’il y ait de l’invariant dans tout ça.

Le Christ de Dali, ça ne tient pas plus debout que les doctrines d’Ephèse sur le Christ, par rapport aux idéaux gestionnaires, qui prétendent ou font semblant de prêcher la rationalisation des humains et le lessivage de toute forme de mystique, ce qui revient à prétendre abolir la métaphysique en ce qu’elle a de plus extrêmiste.

Notez bien que les idéaux gestionnaires font seulement semblant de vouloir nous rationaliser ; ce sont des équivalents métaphysiques. On peut boucher les trous comme on veut ou comme on peut, avec de la métaphysique ou de l’anti-métaphysique. Du côté de la condition humaine et de son statut d’extrêmisme, du côté de tout ce qui pousse à prétendre abolir l’absence, à régler le compte de la dette imaginaire une fois pour toutes, ça revient au même. Tant qu’il y aura des humains, ça fabriquera du sens dans la ménagerie humaine. Alors, est-ce que je restaure une forme d’idéalisme transcendental ? Et sur le plan épistémologique, encore ? Je pense qu’il y a maldonne dans cette fameuse épistémologie, qui n’a d’intérêt que si elle sert à autre chose qu’à vérifier dans l’ordre d’une répétition, et selon un certain code par conséquent ; je crains que le travail fondamental de l’épistémologie ne soit en voie d’être escamoté, si l’on s’interroge ainsi à propos de l’histoire et des révolutions dans la science.

Quant à savoir si je pousse à la démobilisation des consciences, que veut-on dire par là exactement ? Je suis prêt à tout entendre évidemment, y compris des absurdités. Ce qui gêne certaines personnes, qu’est-ce donc, sinon d’abord l’ébranlement du discours-pataquès relatif à la révolution ? Figurez-vous que ” Révolution”, c’est devenu un mot sacrosaint, qu’il faut prononcer d’une certaine façon ; si vous n’en parlez pas sur le bon ton, alors vous blasphémez ! C’est tout de même un peu fort de café tout ça, toute cette bondieuserie révolutionnante. J’ai blasphémé à propos des révolutions en carton-pâte style 1968, j’ai même eu l’occasion de dire, ayant vu d’un peu près certains développements dont j’ai parlé concernant l’Afrique, que la révolution, c’était comme tout le reste, c’était devenu très vendable et que ça se vendait tout comme l’amour ! La révolution devient un bordel. Quand vous voyez, dans les prisunics, des blousons-emblèmes portant en lettres énormes la maxime “vive la guerilla” et quand vous voyez ce genre de ruée vers l’or fonctionner dans une ambiance de conformisme bigot, je me demande ce qu’on veut dire à propos de la démobilisation et des consciences. Les idioties, en matière de révolution, ça reste des idioties. Et puisque vous citez Tocqueville, je vous pose la question : qu’est-ce que ça veut dire, ça encore, cet amalgame Freud-Tocqueville ? C’est tout de même du genre très, très facile, un tel amalgame. D’ailleurs, j’aimerais bien qu’on le lise, Tocqueville ; on verrait qu’il a fait des pronostics qui méritent en effet la plus vive attention. Mais évidemment, il ne faut pas lire Tocqueville, c’est un auteur à l’index ! Je n’ai rien d’autre à dire, si ce n’est qu’à l’opposé des critiques que vous me rappelez, certaines personnes assurent que mon travail contribue à démoraliser la jeunesse (sic) ! Car, évidemment, si un travail n’apporte pas la gaieté réchauffante et consolante, autrement dit si vous ne suivez pas les slogans bienfaiteurs, bienpensants, etc…, eh bien ce travail est une tricherie, c’est une autre espèce de blasphème. Beaucoup de gens s’entendent là-dessus : la science doit conforter les certitudes acquises, fussent-elles déclassées, voire ineptes, et surtout la science doit être gaie. Tout cela ne m’impressionne guère.

J’ajouterai cependant encore une remarque. Tous ces propos bondieusards sur la démobilisation des consciences, etc…, c’est très indicatif d’un certain style pieux pour traiter la politique comme étant, restant et devant rester l’accomplissement des fantasmes ! Cela permet de se débarrasser de la réalité à bon compte, car les fantasmes en effet ne demandent que ça, si je puis dire, s’accomplir. Fondamentalement, la réalité, on s’en fout, ce qui compte, c’est la défense de ce qu’on s’imagine ; ça me fait penser à certains analystes qui n’ont à la bouche que : la parole, la parole…, comme si dans l’ analyse précisément la parole n’était constamment prise en défaut, à cause de ce qui est là, à cause du corps, c’est-à-dire à cause de la réalité, de l’affrontement avec la réalité. Eh bien, je dis : le théorisme politiqueur, c’est la théorie du bon-coeur, la politique du coeur ! Les affrontements avec la réalité, ou si vous voulez l’affrontement avec la boucherie humaine qu’on appelle une société, on préfère les escamoter ; ce qu’il faut, c’est la théorie du bon coeur, les fantasmes du bon coeur et des bonnes théories (scientifiques paraît-il avec ça au moins, on est sûr et certain de ne jamais perdre la main, du côté du pouvoir imaginaire et de la reproduction des chefferies. Exploiter les croyances, voilà ce qu’on fait.

Vous dites souvent que le droit est une logique. Comment situez-vous cette logique par rapport à celles qui font l’objet de controverses récurrentes dans la pensée juridique classique (ainsi, par exemple, le débat qui oppose la rhétorique de M. Perelman à la logique formelle de M. Kalinowski, controverse qui n’est d’ailleurs qu’une version parmi d’autres de l’éternel débat des formalistes et des anti-formalistes) ? 

P.L. - Je ne voudrais pas me lancer ici dans ce genre de confrontation ; j’ai l’impression que vous me demandez si j’ai envie, moi aussi, de reconstruire l’Univers ! C’est vous dire l’importance que j’attache à la question du formalisme, question fondamentale dont vous sentez fort bien qu’elle gravite autour d’un certain axe, éternellement… Cela, c’est une question qui doit être éclairée d’abord historiquement, premier accès vers les pourtours et les tranchées les mieux défendues de notre forteresse juridique. Il faudrait revenir, pour ce travail, aux grands auteurs de la Première Scolastique qui ont posé nos frontières.

En ce qui me concerne, je pense que là encore, derrière ces problèmes considérables, il y a des choses du discours dont nous ne nous permettons pas de parler, sauf précisément par les détours que vous évoquez et d’une manière parfaitement stylisée.

À propos du travail du juge :

a) l’article premier du code civil suisse fait devoir au juge, en cas de défaillance des sources formelles, “d’agir comme s’il était législateur”. Par ailleurs, les auteurs nous apprennent que le juge suisse a appliqué cet article “avec modération”. Que pensez-vous de cet impératif et de sa mise en œuvre ? 

b) Comment concilier vos affirmations selon lesquelles le système juridique “ne permet pas n’importe quelle forme d’évasion” (Jouir du pouvoir, p.160) ou  encore, le juge répand dans la société l’harmonie légaliste” (ibidem. p.186) et la réalité irrécusable des contradictions et revirements de jurisprudence, signes, selon certains théoriciens du droit, du caractère non univoque des catégories juridiques ? 

 

P.L. - Là non plus, je ne veux pas me lancer dans un faux débat qui ressemble beaucoup aux constructions en trompe-l’oeil des baroques. Je commencerai par votre second point concernant ce que j’ai dit à propos du juge qui répand dans la société l’harmonie légaliste. J’ai dit aussi qu’il répand non pas des solutions, mais des idées, et c’est dans ce rapport avec les idées de l’idéal, avec les idées telles que nous les entendons à travers nos discours-gloses, qu’il serait utile de reprendre les problèmes du juge. Vous savez, la glose et les glossateur ça demeure essentiel à l’étude théorique de nos affaires d’institutions, chez les Occidentaux, ici donc ; dans nos sociétés hyper-industrialistes.

Mais évidemment, un tel examen des procédures et de tout ce qui s’y trame de légaliste supposerait qu’on veuille bien prendre au sérieux cette vaste affaire des gloses. Comme on dit, ça n’est pas demain la veille ! C’est là, d’ailleurs, qu’on peut saisir le cas extraordinaire du droit dans notre système de sciences, de sciences plus ou moins scientifiques. L’histoire du droit est devenue une histoire très bizarre, puisqu’il existe quantité d’historiens du droit qui sont pour ainsi dire mortifiés par leur propre savoir, ils cherchent à l’enterrer, ils en ont honte. Alors, on fait du “social”, c’est tellement intéressant le “social”, c’est beau et généreux ! Le social fait partie des bonnes oeuvres, dans la science comme ailleurs, on se soulage de quelque chose d’encombrant et on fait du bien aux autres ! L’histoire juridique comme histoire sociale, c’est très intéressant, mais ça ne suffit pas. Malheureusement, il y a la comptabilité imaginaire des valeurs, et ça, c’est resté très encombrant, même dans l’université française où les glossateurs (pour des raisons historiques complexes qui nous reportent à Bartole et au fameux bartolisme) ont vraiment très mauvaise presse. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui rendent mon travail plutôt lamentable dans certains milieux historisants de nos Facultés de droit ;  je m’occupe de questions lamentables, je suis aussi lamentable que les glossateurs morts et enterrés. C’est pourquoi il est si important de relever un tel défi ; je contribue à le relever en poussant un peu loin l’érudition concernant les glossateurs ; je le fais avec l’aide de chercheurs et de confrères érudits, principalement hors de France (référons-nous à Bartole pour comprendre ça), et ces travaux déboucheront sur des conclusions d’une grande portée certainement. Alors voyez-vous, tout cela me conduit à parler d’histoire juridique ; j’en reparlerai prochainement, à l’occasion d’un ouvrage.

C’est d’ailleurs de cet angle de vue, que je vais répondre brièvement à votre premier point.

Le code civil suisse est, en effet, très intéressant ; vous évoquez, si je ne m’abuse, son célèbre article 1er, auquel on se réfère volontiers chaque fois qu’en droit comparé on évoque ce qu’il faut bien appeler les grands principes. Il faudrait peut-être ajouter au passage que vous indiquez, la formule qui le complète ; il est dit que le juge s’inspire des solutions consacrées par la doctrine et la jurisprudence, ce qui tout de même trace une frontière visible. Même en se prenant pour le législateur, le juge doit se rappeler qu’il n’est pas seul, il y a, si j’ose dire, les vivants et les morts, tous les juristes qui ont fait à un moment donné ce qu’on appelle l’état (faut-il suggérer ici une majuscule et dire l’État?) de la doctrine et de la jurisprudence.

La rédaction de ce code suisse de 1907 n’est donc pas tombée du ciel, ce n’est pas un miracle ni une abstraction. En plus, tout le monde sait que le professeur Huber, ce savantissime professeur encensé à juste titre notamment par les érudits civilistes allemands de l’époque (est-ce qu’Huber n’avait pas enseigné à Halle?), ne parlait pas dans le vide, il avait derrière lui toute la bande des glossateurs et post-glossateurs, des jusnaturalistes, des pandectistes, ce qui fait vraiment beaucoup de monde depuis le Moyen Âge ! Sans cette référence-là, je pense que pareil impératif est incompréhensible et peut apparaître comme une lubie. Quant à sa mise en oeuvre, le peu que je sache de la jurisprudence suisse m’amène à penser que cet article princeps et vraiment princier pour les juges est entouré de diverses précautions, notamment d’une jurisprudence fédérale assez stable. Et puis, n’oublions pas non plus le début de l’article 1 en question définissant la loi ; il y est question de la lettre et de l’esprit ! Ce n’est donc pas n’importe quoi, c’est signé ! Voilà ce que je pense : c’est signé, nous sommes en Europe, dans l’Europe qui descend des Bolonais inventeurs de la glose.

Avec une belle unanimité, la philosophie du droit, des marxistes à Kelsen (ce dernier relayé par un analyste comme Clavreuil) s’emploie à conjurer la notion de sujet de droit. Comment interprétez-vous ce procès ?

 

P.L. - Je n’ai rien à interpréter. Nous sommes sur des registres différents. Il est plus qu’évident que le sujet du droit, quand on le considère du siège de l’analyste qui n’est pas un saint-siège, on n’a pas à dire qu’il existe ; ce n’est pas l’affaire de l’analyste de dire s’il existe, car c’est une question d’utilité, je dirais même d’utilité technique dans l’économie dont je viens de parler, dans l’économie du discours-glose ; cela reste l’affaire du juriste en tant que glossateur. Si j’en parle dans l’après-coup de la psychanalyse, je dirai alors : le sujet de droit n’est pas sujet, ce ne peut être le sujet de la parole, car il résonne d’un discours qui n’est pas le sien ; il ne parle pas, il résonne, textuellement. J’ai longuement déjà évoqué cette question dans mes travaux. Je n’y reviens pas, je rabâcherais.

L’interdisciplinarité investit la forteresse du discours juridique. On peut même dire qu’elle a d’abord pénétré dans la pratique du droit (rôle des experts auprès des tribunaux, substitution du plan et de ses auteurs non juristes à la loi ou au législateur classique) avant de gagner le discours universitaire sur le droit. Comment interprétez-vous ce phénomène ? 

 

P.L. - Croyez-vous vraiment que le discours juridique foute le camp ? Il se porte très bien, le discours juridique ; on en a des preuves tous les jours. Ce qui irait plutôt mal, ou plutôt ce qui se sent mal, c’est certainement le discours universitaire sur le droit. D’ailleurs, il faudrait préciser et distinguer. L’interdiscipline, telle que je la vois fonctionner, ça ressemble à de la prétention et ça produit du discours gâteux en série. C’est l’affaire de gens qui ont mal au côté droit, si je puis dire, ils se cherchent l’endroit où ça blesse, ils se déculpabilisent comme ils disent ici ou là. C’est fou comme le droit culpabilise ! Trêve de plaisanterie. Il est probable que ce qu’il est convenu d’appeler l’interdiscipline, cet effort si difficile, fonctionne fort mal pour les matières juridiques. Vous avez raison de penser que l’Université est à la traîne, certainement, et j’allais dire, pour la France, comme d’habitude. Mais enfin, il faut bien reconnaître que le droit, pour des raisons tenant à ce que nous venons d’évoquer dans cet entretien, constitue une somme d’équivoques impénétrables pour beaucoup ; et les juristes ont déployé des efforts efficaces pour verrouiller les accès. Je dirais en usant d’une formule familière qu’il faut de l’estomac pour s’insérer dans le circuit juridique, en prétendant parler autrement que techniquement. Pourquoi ? Parce qu’il demeure scabreux de sortir du débat réglé, c’est très risqué, du fait même de la valeur symptomatique des productions juridiques ; ce qui s’exprime juridiquement ne saurait se dire autrement. Il serait intéressant de voir en quoi ont consisté les délestages du passé, quand certaines questions ont cessé d’être juridiques, pour entrer dans le domaine des sciences, de ce que nous appelons les sciences par opposition aux productions dogmatiques précisément. Il y a eu des drames, tout le monde le sait. Ce qui se passe aujourd’hui, ce sont des ébranlements généralisés, et certains pensent (voyez comment on pense avec l’informatique) que les productions dogmatiques, telles qu’on les connaissait jusqu’à présent, vont s’effacer, cela aussi fait partie de ce qu’on s’imagine. La terre tremble, sous l’effet de l’emballement technologique et des nouvelles explosions industrielles. Qu’est-ce que ça va donner, dans le domaine qui nous occupe ? On ne sait pas, mais pour l’instant ça produit des quiproquos, des imbécillités, des choses sublimes, une pagaïe de la pensée dont personnellement je ne me plains pas. Je ne suis pas de ceux qui se lamentent sur l’industrie, sur la barbarie montante et que sais-je encore. Alors, qu’il y ait de la terreur dans l’air, que l’interdiscipline soit terrorisante pour beaucoup et qu’elle s’installe elle-même sous un statut terroriste, plus ou moins terroriste, cela prouve qu’il y a de part et d’autre des gens apeurés à l’idée que notre micmac d’interprétations est devenu insatisfaisant. Je connais quantité de gens qui s’intéressent à tout ça, qui sentent très bien les déficiences du discours philosophant de l’Université et que nos fantasmes de l’Univers ou de la Science universelle (excusez du peu !) sont en voie de remaniement si j’ose dire. Quantité de gens sérieux se méfient d’un certain pataquès interdisciplinaire à prétentions universalistes, ils préfèrent la technique aux promesses de bonheur par ces débats-ébats, qui d’ailleurs ne tiennent pas souvent leurs promesses quant au bonheur de penser ! Ne cherchons pas à trancher trop tôt tant de questions si difficiles. Beaucoup me disent : que faire ? Voilà une excellente question par les temps qui courent.

 

* Entretien avec Pierre Legendre. Propos recueillis par Jacques Lenoble et François Ost

Article paru dans la Revue interdisciplinaire d’études juridiques des Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles), n°79-2, p.89 à 119.

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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