Ars Dogmatica

Pierre Legendre

La restitution

Il n’y a pas de sujet, s’il n’y a pas de lien à la Cité. Je vais commenter cette formule avec l’aide du mot Restitution – un mot technique que les juristes romains utilisaient dans de nombreuses circonstances, et notamment dans celle-ci : pour reconstruire les choses de la naissance, faire en sorte que quelqu’un réintègre les choses de la naissance commune à l’humanité. En latin : restitutio in natalibus1.

 

Élargissant le champ de cette casuistique particulière, je traduirai ainsi : renouveler, replacer, sauver l’origine ; ou encore ériger les choses de la naissance, restituer les droits quant à l’origine. S’interroger sur le sujet et le citoyen, c’est pour nous s’interroger sur cela : ériger l’origine, sauver les choses de la naissance. Qu’est-ce que cela veut dire, dans une perspective générale ?

 

Cela nous reporte au savoir que sait l’humanité, partout sur la planète. L’humanité sait que l’homme doit être fabriqué. La fabrique de l’homme n’est pas seulement une usine à reproduire des souches génétiques ; c’est un échafaudage de paroles et d’écritures, que nous appelons, d’un très vieux mot technique lui aussi romain, institutions. Autrement dit, la fabrique de l’homme consiste à instituer.

 

Instituer quoi ? Instituer les fils, c’est-à-dire comme l’exprime la tradition latine antique, instituer les fils de l’un et de l’autre sexe. Mais qui institue l’institution ? Comment se fabrique la fabrique des fils ? Voilà la question des questions, le tourment politique et religieux de l’humanité, le tourment de l’animal parlant – de l’animal qui s’interroge.

 

Ériger l’origine, sauver les choses de la naissance, c’est la hantise de toute l’humanité et dans tous les temps ; ce sera la hantise de demain. Nous nous interrogeons sur l’origine, sur les choses de la naissance pour ouvrir la vie aux fils qui nous suivent, comme il a été pour nous. La question des questions n’est rien d’autre que la question généalogique. C’est ici que s’entrecroisent le sujet et le citoyen. C’est donc sur ce terrain que se jouent les mises classiques de la vie politique et subjective, mais aussi les impostures propres à notre temps.

 

Comment construisons-nous, aujourd’hui, l’origine ?, c’est-à-dire où en sommes-nous dans la fabrique de l’homme aujourd’hui ? Quelle idée nous faisons-nous de la restitutio in natalibus, du renouvellement des choses de la naissance ? Je résumerai la situation en disant : nous ne faisons pas le rapport entre le sujet et le citoyen, nous ne comprenons pas le montage nécessaire à l’institution de la vie.

 

Un fait typique de la culture européenne contemporaine illustre mon propos : l’oubli, par la psychanalyse, de la dimension institutionnelle de l’œdipe. Souvenons-nous de la tragédie de Sophocle, reprise par Freud. C’est par la menace qui pèse sur la Cité de Thèbes - Thèbes menacée par la peste - que la condition d’Œdipe, époux de sa mère et meurtrier de son père, a été portée au grand jour. En termes de structure, je dirai : il n’y a pas d’œdipe – pas de sujet du désir œdipien – s’il n’y a pas discours de la Cité.

 

Par conséquent, une réflexion moderne sur le sujet et le citoyen – une réflexion qui tienne compte de l’apport de la psychanalyse à la culture de l’ère ultra-industrielle – est nécessairement une réflexion sur la peste qui menace la Cité moderne et sur la condition du sujet d’aujourd’hui. Il s’agit, pour nous, de restituer à la Cité moderne et au sujet d’aujourd’hui leur articulation logique. C’est à l’horizon de mon exposé devant vous.

 

Que signifie ériger l’origine ? Si j’emploie ici le verbe ériger, c’est parce qu’il est l’un des sens possibles du verbe latin restituere, le sens le plus indicatif en cette conférence, où volontiers (vous l’avez déjà constaté) j’évoque la tradition romaine.

 

Nous sommes au Maghreb2 en Tunisie, sur ce versant islamisé de la Méditerranée, qui est aussi le même versant, deux fois romanisé de la Méditerranée. Romanisé une première fois dans l’Antiquité ; romanisé une seconde fois par le contact avec le système normatif européen, qui n’existerait pas sans son héritage de Droit civil romain, modernisé par les États. Autrement dit, à travers la modernité – ce que nous appelons modernité sous l’ère industrielle –, le Maghreb est confronté à son propre héritage.

 

Le déchirement d’aujourd’hui est d’abord déchirement de soi avec soi. Nous voici d’emblée au cœur de la question de l’origine, pour la Cité et pour le sujet, ici même en Tunisie. Ériger l’origine, c’est entrer dans la question du déchirement. Cette question ne peut être éliminée, mais elle peut être vécue humainement, si elle est éclairée. Mais éclairée comment ?

 

En rappelant ce qui fait loi et fait foi dans l’humanité, c’est-à-dire en rappelant ce qui spécifie et authentifie l’animal parlant : le principe généalogique. Ce principe universel, je le résumerai très simplement : aucun humain ne peut vivre, s’il n’est référé. Cette formule signifie que la Référence – concept que j’ai longuement étudié dans mes Leçons – commande à la vie et à la mort du sujet de la parole. Cette formule veut dire aussi que ce pouvoir-là – la fonction de référer – est l’essence même du pouvoir politique. Pourquoi ?

 

Essayons de saisir ce rapport, le rapport de Référence, en reprenant ma formule didactique, côté du sujet, puis côté du Politique. Du côté du sujet tout d’abord, que signifie la formule : aucun humain ne peut vivre, s’il n’est référé ? Elle nous renvoie à l’échafaudage subjectif de l’individu, à son entrée dans la parole, à ses images fondatrices, à la différence des sexes. Elle nous renvoie en somme à la conquête de son être par le sujet, à cet univers du corps, des images et des mots que nous appelons, d’une expression plus ou moins heureuse3, le psychisme.

 

Qu’est-ce que tout cela comporte, qui nous fasse comprendre que le sujet se construit moyennant ce rapport au pouvoir, moyennant le pouvoir d’une Référence ? De quoi s’agit-il, concrètement ? Il s’agit d’un ordre de choses imposé par la vie : mettre en œuvre le principe généalogique. Il s’agit de la reproduction des fils - fils de l’un et l’autre sexe, comme dit la tradition juridique latine. Il s’agit de vivre la filiation.

 

Restituer la vérité de cet ordre des choses aujourd’hui, c’est se mettre en présence du noyau de l’affaire, et si j’ose dire, de ce noyau atomique du sujet que la psychanalyse appelle l’œdipe. Si l’on comprend ce qui se joue dans la structure œdipienne de la filiation, on peut alors comprendre la nature du rapport de Référence pour le sujet, pour les fils de l’un et l’autre sexe. Reprenons ces deux points :

 

1) Comprenons ce qui se joue dans la structure œdipienne.

 

Derrière la reprise par Freud de la tragédie grecque d’Œdipe roi, se découvre tout cet attirail conceptuel trituré par les divers courants qui se réclament de la psychanalyse, attirail tellement trituré qu’il a fini par prendre aujourd’hui malheureusement l’allure d’un discours technocratique sur l’homme et la psyché. Mais si le morcellement théorique est dépassé, si l’on conçoit le problème essentiel remué par la psychanalyse qu’a fait émerger Freud, on aperçoit les enjeux universels, ces enjeux dramatiques auxquels font face, par la parole, les religions et les grands mythes qui enveloppent l’humanité et la font vivre. Ces enjeux dramatiques, nous les voyons noués par la tragédie d’Œdipe, cette tragédie qui est comme le ressort de la psychanalyse : ce sont les enjeux de l’interdit – l’interdit de l’inceste et du meurtre.

 

Inceste et meurtre : depuis Freud, nous savons comment les entendre ; non pas seulement à travers les mises en acte ou l’anéantissement physique, mais à travers les formes transposées de ces transgressions majeures, qui sont les formes symboliques de l’anéantissement : anéantissement subjectif, non plus physique. Cette remarque est pour nous capitale, car la culture moderne est massivement confrontée à ces formes symboliques de mise en acte et d’anéantissement. Voilà pourquoi il est essentiel de bien saisir ce qu’il y a d’universel dans la structure œdipienne repérée par Freud. Je résumerai cette structure en disant que la tragédie d’Œdipe met en scène les catégories normatives du sujet, qui sont le ressort de la filiation pour les deux sexes : diviser le sujet, le faire accéder à la représentation de la causalité, le faire naître à la loi du Père. Quelques mots sur ces registres solidaires les uns des autres :

 

a) Diviser le sujet. Cela veut dire, pour l’humain, entrer dans la séparation pour entrer dans la division des mots et des choses. En d’autres termes, l’accès au langage suppose que l’homme décolle des choses, et d’abord de sa propre opacité première, pour qu’il se représente lui-même, et partant de son image, se représente le monde. Cet échafaudage de représentations ne peut être vécu humainement par le sujet, que si la construction en est rendue possible par une instance tierce, c’est-à-dire que si la parole du sujet divisé est garantie par une parole. Cette parole qui garantit la parole, c’est la parole de la Référence.

 

b) Faire accéder le sujet à la représentation de la causalité. Cela veut dire, pour l’humain, entrer dans le pourquoi. Notons-le : Œdipe s’interroge sur le gouffre et l’enchaînement des causes inconnues. Pourquoi son destin tragique de n’avoir pas su que son épouse était sa mère, que l’adversaire qu’il a tué était son père ? En termes modernes, pourquoi cette condition de l’homme, pourquoi l’insu, pourquoi le pourquoi ?

 

En construisant l’échafaudage des causes, l’homme se représente qu’il est un pourquoi ? vivant. À travers la représentation que nous appelons depuis Freud œdipienne, à travers la représentation de ses parents, de ce que Freud appelle scène de l’origine, le sujet entre dans la représentation de la causalité ; il entre dans la représentation de la raison. Mais là encore, l’échafaudage ne peut être vécu humainement, que si la représentation de la raison est garantie par une instance tierce. Cette raison qui garantit la raison pour le sujet, c’est la raison de la Référence.

 

c) Faire naître le sujet à la loi du Père. Dans le discours moderne, désormais si marqué par la psychanalyse, la tragédie d’Œdipe travaillée par Freud a servi à cela : à faire reconnaître, dans les sociétés scientifiques, industrialistes et sécularisées, que l’animal parlant, dépendant du langage et du principe de raison, devait naître une seconde fois ; ou à défaut de le faire reconnaître, à en rappeler l’incontournable nécessité. En d’autres termes, le langage et la raison sont solidaires d’une autre sorte d’échafaudage de représentation : la construction du Père.

 

Cela veut dire que la reproduction du sujet ne coïncide pas avec les données strictement biologiques ou génétiques. La séparation biologique d’avec la matrice ne suffit pas à la naissance. Toute l’humanité a inventé, invente et inventera, sous des appellations et des variantes innombrables, la représentation de la séparation d’avec la Mère. Là encore, l’échafaudage de la séparation d’avec la Mère – c’est-à-dire l’échafaudage de l’interdit – ne peut être vécu humainement par les fils – fils de l’un et l’autre sexe –, que si la représentation de la paternité, en tant que garant de l’interdit, est fondée par une instance tierce. Ce fondement qui garantit la paternité, c’est la Référence.

 

2) À partir de là, nous pouvons comprendre la nature du rapport de Référence pour le sujet.

 

Résumons ce qui vient d’être dit, qui nous découvre pourquoi la Référence commande à la vie et à la mort du sujet de la parole. La structure œdipienne a mis sous nos yeux les composants universels de l’identité, plus précisément les composants par lesquels le sujet accède à l’élaboration de son identité : la parole, la raison, la loi.

 

Les manières généalogiques de l’humanité, au Maghreb, en Europe de l’Ouest et en quelque lieu de la planète que ce soit, tablent là-dessus, utilisent ces composants. Ni l’économie moderne généralisée, ni le développement scientifique et technique ne peuvent éviter d’y avoir affaire et d’être confrontés au problème de leur assemblage, parce que la parole, la raison et la loi relèvent d’une logique inévacuable, propre à l’espèce humaine.

 

On peut la définir simplement, cette logique : la structure oedipienne relève du déterminisme symbolique de l’animal parlant. Tirons-en immédiatement les conclusions, deux conclusions essentielles qui vont mettre en relief ce terme de symbolique, aujourd’hui trop rabâché.

 

a) Si le rapport de Référence est crucial pour le sujet, c’est parce que la vie humaine est accrochée au sens. L’homme ne vit pas d’explications scientifiques, mais de discours significatifs. La Science elle-même donc, si elle accède ou prétend accéder au statut de Référence dans les sociétés ultra-industrielles, perd son caractère proprement scientifique, pour devenir discours proféré à une certaine place, à la place structurale des religions classiques ou traditionnelles. La science peut-elle être parole, raison et loi pour le sujet ? Peut-elle être en place de pouvoir symbolique ? Voilà une question radicale de nos jours.

 

b) Parce qu’elle est elle-même discours, c’est-à-dire forme symbolique, la Référence est un pouvoir sur le sens. Cela veut dire qu’elle touche à tous les niveaux auxquels le sujet élabore le sens : à la fois au niveau du fonctionnement de la pensée et au niveau de la mise en ordre du monde.

Il s’agit maintenant de concevoir que ce pouvoir-là – le pouvoir symbolique de la Référence – est l’essence même de l’ordre politique. Si aucun humain ne peut vivre sans être référé, cela suppose en toute société que le pouvoir de référer s’organise de façon telle qu’il dépasse la vie et la mort des individus et des générations successives. Cela suppose, pour reprendre une expression des théologiens et juristes médiévaux européens – ces dogmaticiens qui ont fait émerger le concept d’Etat –, qu’un tel pouvoir ne meurt pas.

 

C’est ce qui justifie le pouvoir d’être souverain, c’est-à-dire indisponible à quiconque. On dit encore que le pouvoir est comme l’axiome de la logique : un axiome ne meurt pas. Autrement dit, le pouvoir de garantir la parole, la raison et la loi pour le sujet est un axiome en toute société. Il justifie la société en logique, il fonde le Politique comme pouvoir généalogique.

 

Je vais m’arrêter quelques instants sur cette notion de pouvoir généalogique, que j’ai proposée dans mes Leçons. Nous voici au cœur du problème posé par cette conférence : la restitution. Il s’agit de restituer au sujet œdipien – c’est-à-dire, nous l’avons vu, à tout sujet quelle que soit la culture considérée – sa dimension institutionnelle. Mais cette restitution comporte que soit restituée à la Cité aussi – en termes contemporains, à l’État – cette dimension qui le rattache aux choses de la naissance, c’est-à-dire à la question du sujet. Structuralement, dans la perspective de cette logique, l’État aussi est impliqué dans cet impératif d’ériger l’origine, de sauver les choses de la naissance. En ce sens structural rigoureux, l’État aussi est tragiquement œdipien.

 

Sur la base de cette remarque, je voudrai ici, en ce haut lieu où s’entrecroisent les Antiquités qui ont fait l’Espagne et le Maghreb, où s’entrecroisent les modernités successives qui ont ouvert la voie au déchirement du sujet d’aujourd’hui, je voudrais amorcer une réflexion en attirant votre attention sur quelques grands problèmes, sur les deux problèmes suivants, qui tournent autour du pouvoir généalogique des États :

 

1) Premier problème : le pouvoir généalogique de l’État (sa responsabilité politique première) consiste d’abord à mettre en scène la Référence.

 

Le pouvoir politique répond de la Référence, il tient le discours qui garantit aux fils – fils de l’un et l’autre sexe – leur filiation. En termes freudiens, je dirai que le pouvoir a d’abord pour fonction de garantir le Totem. Traduisons : garantir le principe du Père dans la reproduction des filiations. Une formule de la tradition latine est encore plus saisissante : il s’agit de faire voir le principe. Nous touchons là au pouvoir religieux de représentation, à la théâtralité institutionnelle, au pouvoir de mettre en scène l’Image fondatrice. Les grands corpus religieux de l’humanité du Livre, la Torah, les Évangiles, le Coran, ont joué cette fonction d’Image fondatrice. Aucun de ces corpus n’est devenu un cadavre de textes. Et nous savons à quel prix ils peuvent traverser le volcan industriel : au prix du renouvellement et de l’érudition historienne des interprètes qui portent ces grands corpus ; au prix donc de la critique des textes, qui constitue la base de toute sécularisation4. Sans l’effort de pensée, un corpus religieux devient le carcan du sujet.

 

Voilà pourquoi il est si essentiel au Maghreb de favoriser une érudition libératrice, qui restitue la tradition islamique à l’histoire générale de la normativité sur ce versant de la Méditerranée. Si l’on ne comprend pas ces retrouvailles du Maghreb romanisé, on ne comprendra pas la normativité d’aujourd’hui, telle qu’elle se présente dans cette région-carrefour.

 

2) Alors, parlons de normativité. C’est le second problème que je voulais ici évoquer : le pouvoir généalogique de l’État et la manœuvre normative.

Le fond de cette affaire de Référence, quel est-il en définitive, dans une perspective politique ? Là encore, si l’on a compris la nature symbolique des montages institutionnels, la charge du Politique se trouve, me semble-t-il, remarquablement éclairée. Je résumerai les choses ainsi : il s’agit de la manœuvre institutionnelle de base : faire jouer l’effet normatif des constructions de la Référence, c’est-à-dire faire produire à l’Image fondatrice d’une société ses effets  – ce que nous appelons, depuis le Droit romain, effets juridiques. Schématiquement, il s’agit de mettre en œuvre l’image du Père, de fonder l’Interdit à l’échelle des reproductions familiales. En d’autres termes : instaurer et marquer les places de la structure œdipienne.

 

Cela veut dire : régler le système des fonctions parentales – fonction de la mère et fonction du père, qui sont, comme je l’ai enseigné, des fonctions croisées, c’est-à-dire en étroit rapport l’une avec l’autre pour se constituer chacune dans sa singularité –, régler ce système dans la perspective des rapports de Référence. Cela comporte le déploiement, dans la société, d’un système d’interprétation cohérent, qui ne subvertisse pas cette logique. Voilà donc où nous conduit cette réflexion sur l’origine : à concevoir la logique de la reproduction des fils.

 

Jetons maintenant un rapide coup d’œil sur nos pratiques.

 

J’emploie le mot pratiques, entendant par là la fonction d’interprète, au moyen de laquelle la Référence et ses effets normatifs prennent corps dans nos sociétés, à l’adresse du sujet d’aujourd’hui. C’est-à-dire : comment les interprètes d’aujourd’hui favorisent-ils, ou non, l’élaboration de son identité par le sujet dans les sociétés où nous sommes ? Il s’agit de comprendre ce que valent nos pratiques de la parole, de la raison et de la loi, sur le terrain. Ces pratiques sont-elles éclairées, plus ou moins éclairées ; sont-elles aveugles, plus ou moins aveugles ? Il me semble que se dessinent deux sortes de problèmes majeurs, qui sont véritablement l’épreuve décisive pour notre compréhension des pratiques.

 

1) Une première catégorie de problèmes peut être définie par le terme, aujourd’hui en vogue, de fondamentalisme.

 

Si l’on soupèse ce terme à la lumière de ce que je viens d’exposer devant vous, on s’aperçoit qu’il concerne la fonction anthropologique par excellence, celle que j’ai appelée l’instance tierce. Le mot fondamentalisme vise le pouvoir de fonder la parole, la raison et la loi ; il vise la Référence, c’est-à-dire le pouvoir généalogique de l’État. Le fondamentalisme, par conséquent, est une dérive parfaitement circonscrite et analysable ; c’est, si j’ose dire, une maladie du pouvoir de fonder : La Référence et les interprètes sont en panne. On peut analyser cette panne, pour en tirer des conséquences pratiques. Je dirai essentiellement ceci :

 

Tous les systèmes normatifs connaissent des échéances historiques, et quand cette échéance touche aux fondements, elle se manifeste toujours sur le mode que nous appelons fondamentaliste. Prenons le cas du système normatif occidental, qui connaît aujourd’hui sa propre version fondamentaliste. Qu’est-ce qui vient à échéance, de nos jours, dans la culture occidentale ?

 

Ce qui vient à échéance, c’est l’ensemble du montage de l’interdit, construit depuis la Révolution médiévale de l’interprète. Et cette échéance se traduit par un fondamentalisme, qui touche les trois registres que j’ai évoqués – les fondements du pouvoir généalogique –, et qui ne garantit plus la reproduction des fils. Il ne garantit pas le système symbolique. Pourquoi ?

 

Parce qu’à l’heure actuelle, les doctrines gestionnaires, l’idéologie du sujet-Roi fondateur de lui-même, le discours biologiste d’après lequel la vérité de la filiation est dans les gènes, ces nouveaux idéaux tendent à déstabiliser tout  le montage de l’Interdit auquel est accrochée la vie subjective. Les résultats sont sous nos yeux. Je les résumerai ici brièvement : le phénomène de désinstitution de masse, la casse du sujet, la débâcle des pères, avec pour corollaire l’affolement des structures d’encadrement des jeunes générations. Mais quel est en tout cela le point névralgique ? Là encore, nous touchons au problème de la restitution : comment restituer aux choses de la naissance leur vérité structurale ? La seule réponse qui vaille est de former des interprètes, qui comprennent ce dont il s’agit. Pour illustrer mon propos, voici un cas typique du nouveau fondamentalisme qui sévit dans la culture d’Occident, un cas porté devant un juge canadien en 19885.

 

Une femme divorcée avait la garde de son enfant. Un beau jour, elle change de sexe par opération chirurgicale et obtient de transcrire sa nouvelle identité sur les registres de l’état civil. Cette mère – plus exactement, ce nouveau père – introduit alors une demande d’adoption de son enfant, afin d’être déclarée juridiquement père de son enfant. Perplexe, le juge nomma des experts, psychologues et travailleurs sociaux. Que pensez-vous qu’il arriva ? La commission recommanda l’adoption, le juge l’exécuta – je pourrais dire ironiquement : il exécuta l’enfant ! – et reprit dans son jugement la phrase-clé du rapport des experts : « Pour cet enfant, sa mère est morte. » Je livre cette formule à votre réflexion, me bornant à ce commentaire sur la peste de la Cité moderne : je dis que de telles positions, ignorantes de la structure, renversent l’ordre du monde pour les nouvelles générations et débouchent sur des discours sociaux de la folie.

 

2) Une deuxième catégorie de problèmes majeurs mettent à l’épreuve notre compréhension des pratiques : il s’agit du rapport entre systèmes de Référence.

 

Je résumerai ainsi le point de départ possible du questionnement : le sujet peut-il vivre au nom d’une Référence qui lui est étrangère ? Cela comporte : qu’est-ce que la Référence étrangère pour le sujet ? Et par voie de conséquence : quelles sont les voies praticables de l’échange entre les systèmes symboliques ? J’entends par là : les voies humainement praticables aux migrations du sujet, les voies subjectivement praticables de la transplantation et de l’exil de la Référence.

 

Dans cette matière immense, on ne peut aborder la question centrale –c’est-à-dire la question de sauver les choses de la naissance, d’ériger l’origine – sans se souvenir d’une donnée structurale essentielle : les systèmes de Référence sont en rapports guerriers. Nous vivons des guerres de la représentation, qui ne sont pas nécessairement violentes, physiquement violentes. Le fond de cette guerre des images, la psychanalyse, si du moins elle n’a pas perdu pied dans l’étude des montages institutionnels du sujet, suggère d’en comprendre le ressort œdipien ; par voie de conséquence, elle suggère de travailler à civiliser la représentation en faisant prévaloir la parole.

 

Permettez-moi, en ce lieu de parole, de conclure ce périlleux exposé par un texte du Coran, sourate 49, verset 14 : « Humains, Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle. Si nous avons fait des peuples et des tribus, c’est en vue de votre connaissance mutuelle.»

 

 

Notes d’après-coup 

 

1. Cette institution du Droit romain classique consistait, par le montage d’une fiction juridique, à établir un esclave affranchi dans ces droits de la naissance où furent tous les hommes à l’origine : il est comme s’il était né libre. Sur cette notion, voir Y. Thomas, “Imago Naturae. Note sur l’institutionnalité de la Nature à Rome”, Actes d’une table ronde sur Théologie et Droit dans la science politique de l’État moderne, École française de Rome, 1991, notamment pp. 220-221.

2. Rencontre à Monastir sur le thème “Sujet et citoyenneté. Maghreb/Europe” [N.d.R.]

3. Il est important de rappeler que la division de l’homme entre corps et âme, soma et psychè, – division sur laquelle s’est construit, à l’ère scientifique, un ensemble de disciplines différenciées – est fondamentalement un discours de la culture, discours de la division aujourd’hui éclairé précisément par la psychanalyse.

4. J’ai fait remarquer, dans la discussion, que ce que nous appelons en Occident modernité est né de la critique du christianisme et passait donc par des interrogations primordiales sur l’origine, le sens et le destin des textes.

5. J’ai étudié ce cas dans une annexe à l’ouvrage d’A. Papageorgiou-Legendre, Filiation. Fondement généalogique de la psychanalyse, Paris, Fayard, 1990, pp.197-198. Il est à noter qu’en autorisant un transsexuel à inscrire sa nouvelle qualité à l’état civil, la Cour européenne des droits de l’homme, en 1992, ouvre la voie à des décisions déraisonnables de la même veine, qui subvertissent le concept de droit de l’homme et, quant au principe de raison, jouent avec le feu, hypothèquent l’avenir subjectif des nouvelles générations.

 

article paru dans les Cahiers Intersignes, Sujet et citoyenneté, 1994, n°8/9, p.187-198

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Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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