Ars Dogmatica

Pierre Legendre

La maladie de l’identité

Faire jouer cette formule pour m’adresser à des cliniciens venus s’interroger sur l’exil, je m’y suis exercé lors de l’ouverture de ce colloque1. Ici, je propose une remarque ou deux, dans l’après-coup.

 

La désinstitution des fils – fils de l’un et l’autre sexe, selon la notation des Anciens de l’Europe latine – est le fléau de notre époque. Une procédure jamais vue de désubjectivation massive est à l’œuvre, qui tend à limer le questionnement lui-même en substituant à la fonction d’interprète une gestion libre de toute loi.

Je ne vois pas, par les temps qui courent, d’accès vers le noyau dur de la psychanalyse – la question œdipienne –, sans ce passage-là : la parole des bannis. Aujourd’hui, pour tant d’humains, l’exil n’est plus l’exil, mais un bannissement.

Un bannissement sur le mode ultramoderne, sans condamnation ni peine, sans lieu d’exil d’où pleurer la séparation métaphysique et songer à la patrie perdue. Autrement dit : l’exilé, sous le gouvernement gestionnaire, est interdit d’exil, interdit de référence à l’exil. La promesse d’une Jérusalem n’est plus.

L’essentiel, quel essentiel ? Il n’y a plus d’essentiel. Qu’est devenue la psychanalyse ? Que devient l’exil en psychanalyse ?

 

Si l’on voulait bien porter attention à l’institutionnalité du langage et du sujet, on apercevrait bientôt que la clinique devient dérisoire, battage de racoleurs, offre d’une parole de vent, si elle n’est elle-même référée. Je dis bien : référée, mais non pas à des gloses de gloses, ni aux poncifs du sujet-Roi dégoisant sur son désir, ni aux thèmes maffieux de la société libérée. Référer veut dire référer à la loi de l’Interdit. Pour l’analyste : prendre acte du rapport de sa fonction à cette loi, qui s’entend ici comme discipline de la limite. Référer veut donc dire qu’on tiendra l’analyse non comme une gestion, mais comme une pensée conséquente, c’est-à-dire fondée à remettre en scène, à travers le discours du sujet en souffrance, le Totem – autant dire le principe du Père – et, de là faire valoir le tabou dans sa teneur d’humanité.

 

Quel enjeu totémique et de tabou pour le banni ? Où en est la mise, pour lui, à la roulette de l’identité ? Comment s’y retrouver, cliniquement, pour le mettre en paroles, cet enjeu – enjeu de vie et de mort pour le sujet, faut-il le rappeler ? –, quand l’interprète défaille en sa fonction et, n’ayant cure des montages symboliques de la filiation, joue l’ignorance d’une souffrance sans statut, souffrance de l’exilé privé d’exil ? Il faut dire les choses comme elles sont : la psychanalyse aujourd’hui perd pied, à force d’outrances verbeuses et de dévoilements divers, quand il s’agit de reconnaître l’ordre du lien dont relève la Raison des fils, de travailler les temps logiques qui président à la fiction généalogique, enfin d’aborder sans fards la question, redoublée pour le banni, de l’institution du père incertain.

 

Mais l’impératif d’instituer la vie demeure, et l’exilé sans exil refusera sa condition de folie : être promu hors la loi, et géré en conséquence. On aura beau plaquer sur son cas le fatras des plus élégantes théorisations, la plainte œdipienne, innommable en l’occurrence si la structure de filiation est traitée en déchet culturel, s’impose et s’imposera sous tous les déguisements imaginables, car elle doit trouver son issue, autrement dit son adresse. Cette plainte veut se faire entendre, quel qu’en soit le prix. Qui en préviendra le déchaînement ?

 

Le banni moderne a droit à son exil et, comme tout humain, que sa plainte œdipienne reçoive statut dans la parole, un titre qui en authentifie l’humanité. Si droit à la vie il y a, dans nos sociétés ultramodernes, il comporte la non-extermination subjective, c’est-à-dire l’entrée dans ce que j’appelle (transposant une formule de Freud à propos de l’obsessionnel : Tabukrankheit) maladie de l’identité, la condition humaine en somme.

En cette occasion, je rappellerai aussi un point, auquel je tiens : la fonction des administrations dans le mécanisme moderne de la structure des filiations. Je forme le vœu qu’une morale, accordée aux proclamations politiques du respect de la dignité à l’égard de tout homme, fasse son entrée dans les sphères administratives, parce qu’il y a, à l’échelle de la culture d’Occident, une fonction parentale des États. La dignité, selon la langue juridique classique, signifie fonction. Aux États contemporains, garants légaux de la structure, aux fonctionnaires investis de cette charge, s’impose dès lors doublement l’exigence éthique, aujourd’hui si vantée : que la fonction soit exercée.

 

1) Colloque organisé,  en 1991, à Carthage sur le thème “L’Individu au Maghreb”

Article paru dans Cahiers Intersignes, Parcours d’exil, éd. de l’aube, 1991, n°3, p.47-49

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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