Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Gabriel Le Bras, comparatiste

La disparition de Gabriel Le Bras, survenue le 18 février 1970, ne sera pas ici marquée par quelque éloge funèbre, dont le défunt avait d’avance proclamé l’ironie1, ni associée au riche inventaire des travaux, conduit par d’autres à bonne fin2. J’entame, de préférence et pour le bon usage des lecteurs de cette Revue, une méditation disciplinée sur une œuvre pleine de prodiges, considérable en ses enseignements et demain peut-être énigmatique à plusieurs. Depuis son agrégation en 1922, à partir surtout de sa fixation à Paris en 1931, G. Le Bras n’a cessé de porter intérêt à la Société de législation comparée, d’en soutenir ou d’en favoriser les travaux. Tout devait l’y porter : la tradition libérale que ses propres maîtres ou prédécesseurs recueillirent d’Édouard Laboulaye, les goûts de sa génération affranchie de l’étroit conflit entre l’exégèse et l’histoire, ses efforts passionnés pour comprendre et faire comprendre la vie qu’il tenait pour trait primordial en toute institution.

La fascination de la vie, voilà la grande leçon, inséparable de tous ses écrits. Recherches érudites et propositions d’interprète, sur tant de sujets fort disparates en apparence, procèdent d’un même grand dessein. Le droit et la science politique, la sociologie religieuse et l’histoire des institutions dans l’Église romaine, la politique étrangère et la musicologie furent la matière d’un travail encyclopédique, éloigné de sectarisme, profondément révélateur d’une curiosité universelle et réellement sans frontières. En même temps, G. Le Bras laissa percer dans ses analyses un sens aigu du tragique dont s’entretient, comme celle de l’homme, la destinée des institutions. Sans doute une œuvre de cette importance, inséparable d’un mouvement général des idées scientifiques, témoignera-t-elle pour une époque, alors qu’au tournant du demi-siècle s’annonçaient de nouvelles et surprenantes confrontations, cette violente secousse dans la science sociale par laquelle se transforme l’épistémologie contemporaine. De cette menace aux équilibres acquis G. Le Bras eut le pressentiment, non sans en redouter quelque irrémédiable accident pour l’Homme et notre Histoire. Lui qui savait recevoir la contradiction non comme l’attentat, mais comme le surcroît dialectique, conserva intact l’art d’instruire et de s’instruire hors de l’abus des catéchismes, enseigna qu’il convenait d’écouter le plus jeune ou le moins ancien, supporta sans disgrâce le savoir des autres en des domaines par lui inexplorés. Cette très précieuse morale, respectueuse de toute liberté et consciente des limites qu’atteint inexorablement chaque entreprise intellectuelle, se fondait elle-même sur les constats de la vie.

Dans cette riche expérience de savant et de pédagogue, les problèmes qui forment la trame des études en droit comparé ou justifient sur cette matière si vaste le pari scientifique ont trouvé naturellement leur place, une place déjà remarquée par plus d’un chercheur à l’Institut de droit comparé. L’œuvre de G. Le Bras propose ici, m’a-t-il semblé, un instrument de maîtrise pour saisir pareils ensembles : l’analyse des historicités.

Restitution de l’histoire. Ce fut la première démarche, le point de départ de tous les travaux et positions de G. Le Bras. Dans ce pays, profondément marqué par le mouvement des codifications, le rationalisme ou le réflexe révolutionnaire se conjuguent pour censurer les traditions. Au plan des analyses, la considération historique devient alors futile et tel avait été jadis, au XIXe siècle, l’enjeu de la grande querelle, aux débordements politiques, pour ou contre Savigny. Ainsi prend son relief cette maxime à l’adresse des comparatistes, consignée dans l’admirable Préface à l’ouvrage collectif sur Divorce et séparation de corps dans le monde contemporain3 : « discriminer dans les droits actuels les couches historiques ».

Le précepte – chacun le reconnaîtra volontiers et quelle que soit sa spécialité d’élection – vaut dans tous les cas et pour tous les lieux. En invitant, par exemple, à l’enquête ethnographique, dont il avait pour son compte d’historien du droit canon ressenti la valeur connotative4, Le Bras entendait rendre évidente à ses élèves l’universelle accumulation historique, la succession des sédiments sur lesquels reposent nos édifices juridiques d’aujourd’hui. Du point de vue des droits modernes, l’histoire apporte ses révélations essentielles, dont je résume ci-dessous, par brèves allusions, le principal.

 

Retrouver les caractères acquis. Tel est le sens originaire de cette recherche orientée vers la reconstitution raisonnée, chronotomie et non seulement chronologie banale selon son distinguo familier. Au terme de telles analyses, la genèse fournit ses raisons et son bilan ; les droits occidentaux surtout, qu’il a le mieux connus et compris, manifestent, suivant leur mouvance historique, une énergie capitalisée et quelques traits remarquables.

Cette leçon est premièrement due, chez G. Le Bras, à son intelligence du fonds médiéval, dont nous sommes, de nos jours encore, si directement dépendants. Avec André Boyé, qui reçut en même temps que lui ce grand enseignement de Meynial, il avait à la perfection saisi le rôle de la science juridique médiévale, véritable matrice des droits modernes qui trouvèrent là leur armature logique et les notions archétypiques. Soulignons ce point fermement : successeur légitime de la haute lignée, qui depuis Baluze entretint dans la vieille nation gallicane l’histoire critique du droit canon5, Le Bras fit fructifier l’héritage par une profitable diversification de ses recherches, conduites jusqu’à la fin avec obstination, lucidité et le courage des passionnés. Il sut manifester l’unité du savoir juridique, celui des romanistes et celui des canonistes, procédant d’un même système de pensée. Sur ce très important chapitre, passablement délaissé en France sous l’influence de quelques esprits forts, il avait non seulement conquis la notoriété, mais il était regardé en maître dans toutes les nations latines ; l’initiative d’un Nouveau Savigny6 lui doit particulièrement, sans compter la suite de travaux fondamentaux que cette entreprise internationale devait entraîner7. Ces études érudites, dans la matière aride des droits savants, pourraient aujourd’hui ouvrir la voie à tant de réflexions, notamment vis-à-vis des problèmes posés aux juristes par l’informatique, qu’il suffit de rappeler leur permanente modernité.

Autre trait remarquable, mis en lumière par Le Bras à travers l’histoire juridique : la progressive sécularisation du droit à compter de la Réforme protestante. Voici un phénomène d’une très grande portée, dont le développement attirera l’attention de tout comparatiste ; l’évolution est identifiée par ses rythmes : les trois grandes secousses du XVIe, du XVIIe et du XXe siècle8. Observé de si haut, le mouvement contemporain ne peut échapper à l’analyste et prend ses réelles dimensions. Ainsi, le droit matrimonial, si savamment exploré pour le Moyen Âge dans l’article au Dictionnaire de théologie catholique (1927), a-t-il valeur significative. Jusqu’aux récentes expériences poursuivies en U.R.S.S. et dans les démocraties populaires, on avait abusivement associé sécularisation et libéralisme. « Après avoir ouvert toutes les vannes, le gouvernement soviétique oppose toutes les digues aux requêtes du divorce », notait l’auteur en 19529. De telles notations voient loin. Elles laissent clairement entendre que, sans l’évocation du fait historique et de ses complexes ramifications, les institutions ne peuvent se comprendre, tout comme à l’inverse l’inventaire des réalités contemporaines constituent la nécessaire provocation de l’historien, menacé de s’en tenir à des explications sommaires ou transmises par pur conformisme.

 

Rapporter le droit aux totalités historiques. Contre le risque d’hermétisme, l’histoire prémunit le comparatiste. Mais sous une condition : être elle-même ouverte à tout, curieuse de tout, à la mesure des problèmes infinis qui sont la vie même des hommes et des sociétés. L’histoire nous instruit sur le droit, matière humaine entre toutes. La grande illustration en fut donnée par Le Bras au long de son œuvre la plus diffusée près des juristes : l’histoire du droit canon. Déjà son livre, internationalement connu des spécialistes, sur les collections canoniques occidentales10, élaboré en étroite alliance avec Paul Fournier et cosigné par celui-ci, laissait pressentir l’infléchissement des travaux ultérieurs, portés à reconsidérer la perspective : comprendre les liens du droit et des institutions avec un milieu politique et religieux, observer les conditions culturelles et sociales d’une transmission traditionnelle, apprendre à lire les manuscrits selon ce qu’ils disent et ce qu’ils taisent. Nous voilà loin de l’atmosphère glaciale, qu’imaginent volontiers ceux qui retiennent seulement du travail érudit son implacable rigueur et l’apparente sécheresse de ses inventaires. Le Bras en fit un exercice sportif, irremplaçable pour tous ceux qui veulent s’entraîner à l’intelligence de la vie. Plus tard fut précisé, puis réalisé le projet d’une histoire monumentale et didactique à la fois, encadrée par des hypothèses d’interprétation et se fondant sur tout l’acquis de la science historique d’aujourd’hui, cherchant à percer cette dynamique réglée que nous appelons histoire du droit. Ce fut le pari des Prolégomènes (1955), appelant aux vérifications, à la critique et au travail une vaste équipe d’élèves. Mais j’en viens surtout à l’épreuve finale, qui assuma l’entreprise à son niveau le plus profond : la publication des deux ouvrages sur les Institutions ecclésiastiques de la Chrétienté médiévale (1959 et 1964), modèle d’écriture et de science, témoignage d’un savoir totalisant ; cette somme figurera sans doute comme l’œuvre majeure et probablement pour longtemps. On retiendra enfin, au titre des exemplarités et parmi tant de Préfaces (rédigées avec quel soin !), les propos d’ouverture au Répertoire des statuts synodaux, modestes catéchismes à l’usage du clergé au Moyen Âge et dans les Temps modernes, où G. Le Bras cherchait à déchiffrer les croyances et les mœurs d’une société morcelée, peu égalitaire et travaillée dans ses assises par les plus violents conflits ; j’en retiendrai cette limpide conclusion, si riche d’aperçus : « Ils (les statuts synodaux) nous présentent le destin des règles universelles, quand elles descendent au niveau de la plus petite communauté rurale et peut-être l’avenir du droit universel quand il s’inspire des expériences locales »11.

Ce bilan d’histoire s’offre à la méditation des spécialistes du droit comparé, s’il est vrai que, sous l’effet de la diversification du phénomène juridique et du développement des réglementations, la science du droit et la comparaison des systèmes s’avèrent de plus en plus difficiles. Sans l’approfondissement des analyses historiques, chacun de ces systèmes ne peut être intégralement caractérisé. Le Bras a ouvert à de telles études une voie royale.

 

Reste à situer, chez Gabriel Le Bras, le recours aux définitions typologiques, à s’interroger sur ce maître-mot : typologies, si fréquent dans ses écrits majeurs. Ma glose, ici, sera brève, en raison des difficultés à saisir avec exactitude les détours et la direction du parcours, de l’historien au sociologue.

La sociologie religieuse, si fondamentale par ses rapports à l’œuvre entière, visait-elle à s’intégrer dans un projet plus général qui n’excluerait pas le droit comme tel ? Cette question devrait faire l’objet d’une étude12. À première vue, j’y répondrais négativement. Non que Le Bras n’ait pas ici encore incité les autres à la recherche : découvrir l’enchaînement, la cohérence, la permanence des idées et des faits13. Il s’est, d’ailleurs, lui-même expliqué sur pareil problème, sommairement il est vrai, dans la Préface déjà citée au travail collectif sur le divorce ; ayant distingué la tâche d’information juridique et celle de la comparaison proprement dite, il traçait à cette dernière le programme suivant : un tableau des systèmes religieux et idéologiques, une statistique générale des divorces et séparations de corps et, couronnant le tout, une recherche des conditions de la vie sociale14. Ce texte s’entendrait peut-être, selon sa lettre, d’une sociologie assimilant les données juridiques. Se trouve plutôt visée une méthode d’analyse, fondamentalement historique, transposant pour la compréhension des institutions dans les sociétés contemporaines les techniques classificatoires mises au point à l’occasion des travaux sur l’histoire du droit canon.

Un débat théorique pourrait donc s’instaurer, qui intéresse de toute évidence le comparatiste. Je le crois fondamental, en ce domaine comme ailleurs. G. Le Bras, qui n’ignorait pas la montée de nouvelles écoles, s’avouait perplexe sur leurs buts et sur la prétention de quelques-uns à réduire en dilemmes tragiques les conflits qui sont la vie même des sociétés. Il avait trop souffert de la suffisance positiviste et d’une certaine transgression de l’histoire chez Durkheim, dont il avait été dans sa jeunesse l’auditeur, pour affronter sans réserve n’importe quelle nouveauté, souvent livresque ou intolérante. Mais il n’élimina jamais rien ni personne, sous prétexte de n’en pas comprendre, le discours extraordinaire. Il eut parfois le tort de sourire de nouveautés sérieuses, jamais ne fit l’injure de condamner. Juristes, en 1970, méditons cette très belle leçon.

Au final de ces Anecdota, s’inscrit l’hommage du disciple. Gabriel Le Bras offrait à qui la demandait cette initiation à la science compliquée des anciens docteurs, transmetteurs d’énigmes d’où se révèle aux juristes leur logique. Beaucoup comme moi ont reçu de lui le savoir du texte, une sorte de Grand Art aujourd’hui en voie de restauration avec l’appui des Sciences Humaines. Mais cette application pour assimiler la tradition des légistes n’interdisait pas le regard oblique vers les choses actuelles, scandale des historiens à la Camille Jullian. Par là s’entretient vraiment l’histoire juridique, apte à rapporter l’expérience millénaire autant qu’à interroger le présent sur les continuités et les bouleversements. Il y faut apporter une vaste érudition et une belle imagination. Ainsi prennent vie les comparaisons. Le travail de G. Le Bras, c’était tout cela réuni, le patient inventaire éclairé d’interprétations parfois fulgurantes, une histoire concrète en somme. 

 

 

1. Lorsque lui furent offerts ses deux volumes de Mélanges, au cours d’une cérémonie organisée par la Faculté de Paris, le doyen Le Bras prononça son propre éloge funèbre. Ce texte plein d’humour, mais non exempt de tristesse, était d’un style éclatant ; il a été imprimé en plaquette (1965).

2. Les Mélanges - Études d’histoire du droit canonique dédiées à Gabriel Le Bras, Paris, 1965, s’ouvrent par une bibliographie, qui sera complétée prochainement.

3. Coll. « Travaux et Recherches de l’Institut de droit comparé de l’Université de Paris », VII. 1ere Partie : Les législations positives, avec la collaboration de M. Ancel, I. Europe, cf. p. 12.

4. V. l’article publié dans le Recueil d’Études en l’honneur d’E. Lambert, 1938, I, pp. 95-106 : « Excursion des villages moï aux monastères cambodgiens ou De l’utilité des études comparatives dans le domaine du droit canon».

5. On n’oubliera pas cette tradition ininterrompue dans la recherche érudite sur l’histoire du droit canon, conduite en France avec liberté mais non sans contestations parfois très vives ni sans polémiques sur les chaires, comme en témoigne la chronique académique depuis le célèbre Baluze qui professa pendant plus de vingt ans, sous Louis XIV, une matière jadis fertile en dissensions.

6. Le projet, en cours d’exécution et sur le point d’être élargi, visait, vers les années 50, à élaborer une version nouvelle, profondément transformée, du livre classique de Savigny sur l’histoire du droit romain au Moyen Âge.

7. Le répertoire des sources et l’édition critique des textes essentiels sont aujourd’hui au programme d’un groupe d’experts, avec lequel G. Le Bras correspondait encore par mon intermédiaire peu de temps avant sa mort. Notons que ce projet, d’esprit international, était déjà dans la pensée de Laboulaye, fondateur de la Société de législation comparée.

8. Divorce et séparation de corps…, Préface, p. IV.

9. Op. cit., p. V.

10. P. Fournier et G. Le Bras, Histoire des collections canoniques en Occident depuis les Fausses Décrétales jusqu’au Décret de Gratien, 2 vol., Paris, 1931-32. Ce maître-livre est à l’origine d’un mouvement de recherches également international, conduit en plein accord avec l’auteur.

11. Répertoire des statuts synodaux des diocèses de l’Ancienne France du XIIIe à la fin du XVIIIe siècle, par A. Artonne, L. Guizard, O. Pontal, Paris, C.N.R.S., p. 10.

12. Plusieurs travaux ont pris pour sujet la sociologie religieuse de G. Le Bras, depuis le premier article de L. Febvre pour les lecteurs des Annales (1946). Il est à souhaiter que l’œuvre historique, en elle-même et dans ses diverses connexions, fasse l’objet d’une étude aussi attentive, car elle témoigne non seulement de la créativité de son auteur, mais aussi d’un processus scientifique particulier et d’une méthodologie définie qui attira ou fascina bien des chercheurs ; de même au plan théorique se pose le problème de sa signification.

13. Préface à R. Jambu-Merlin, Le droit privé en Tunisie, 1960, p. I.

14. Divorce et séparation de corps…, Préface, p. XII.

 

Article paru dans le Bulletin de la Société de Législation Comparée - Avril-Juin 1970, n°2, p.373-377

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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