Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Éloge du Titre

Que serait un cinéma sans titre, et cette Revue sans son titre ?

Rien n’est sans titre, ni le tableau, ni le poème, ni la danse, ni la politique. Il faut des titres, parce que rien n’est sans titre, c’est-à-dire sans raison. Nul n’échappe à cette fatalité, pas même le sophiste qui écrit sur l’affiche à l’adresse de l’étudiant : séminaire sans titre ; son titre alors, c’est le rien. Il faut un titre à vivre, et c’est au titre de la vie que nous mourons.

On fait donc flèche de tout bois. Aussi ai-je dit à l’auteur de ce titre : Trafic est le meilleur des titres, pour un titre ; ça ne dit rien – rien d’autre que Trafic. Il nous entraîne à dire comme Rimbaud : “Allons ! La marche, Le fardeau, Le désert…“ Nous verrons bien ce qu’on pourra dire du trafic des images.

Je dis aussi : trafic est un mot idyllique ; c’est un mot qui marche, un mot pour nous faire marcher. Ce mot qui nous parle, nous parle des images.

Un titre, qu’est-ce donc ? Les Romains, qui nous ont légué titulus, désignaient par là l’anneau attaché au cou de l’esclave à vendre (d’où leur expression : aller sous l’écri­teau), mais aussi l’inscription des hauts faits de quelqu’un ou le terme-annonce d’un livre. Nous recevons le titre comme l’image, esclaves d’une parole, inscrite, annoncée.

Le titre nous frappe, à la façon qu’évoque le verbe latin stupeo, associé parfois pour décrire précisément l’effet produit par les titres et les images : ils rendent celui qui les regarde légèrement engourdi ou peut-être même stupide ; l’esprit s’arrête un moment, c’est l’étonnement, ou bien encore une certaine forme d’éblouissement. Un titre, une image, nous dépossèdent de quelque chose. Je dirai : nous sommes convoqués.

Admettons que Trafic soit titre et image – l’image fondatrice d’un livre, d’une Revue. Ainsi, pouvons-nous parler du titre comme d’une image, et de l’image comme d’un titre. En commentant Trafic, j’écris sous l’égide de cette image. Avec tous ceux qui ont écrit pour ce Numéro inaugural, j’écris sous le pouvoir d’une image, dont je ne sais rien que le nom : le nom du titre donne statut à ces quelques lignes – le statut d’être aux prises avec l’énigme de ce nom, avec le nom d’une image.

J’ai travaillé à comprendre l’institution des images, et toujours j’ai débouché sur la question : quelle est la cause de l’image ? Il y a deux réponses, selon la tradition du discours européen. L’une dit : c’est Dieu ; et l’autre : la fascination.

En termes savants, cela veut dire que l’image est normative et qu’elle touche à l’amour. Ou j’adore Dieu, ou j’adore la cause de la fascination. Ou Dieu, ou le Séducteur du genre humain, que l’Écriture appelle Satan. Quand ils étaient instruits de mythologie antique, les casuistes d’avant la morale industrielle n’omettaient pas de rappeler que le mot Fascinus, support des traités de la fascination (de fascinatione), désignait l’Objet absolu du mystère, Phallus l’Ensorceleur. Qu’y a-t-il, dans cette littérature mal étudiée et surtout mal comprise, qui nous ramène au cinéma ?

Il y a la tentative de cerner ce qu’il y a au fond des images, quelque chose qui soit humainement saisissable. Alors reprenons, pour un instant – l’instant d’apercevoir combien le titre Trafic est un mot juste – les deux termes, soit les deux bornes, entre lesquelles les anciens dogmaticiens, experts en détours, situaient le parcours qui, pour nous, les ultramodernes, s’appelle théorie de l’image. J’entends par là : le discours, pour nous compréhensible sur le pourquoi ? de l’amour des images.

Parlons de Dieu. Que disaient les vieux théoriciens de l’image ? Ils s’en remettaient à la Bible, où il est écrit que l’homme fut créé à l’image de Dieu (imago Dei). D’où la question des Manichéens : Dieu a-t-il un nez, des dents, une barbe, etc. ? Ridicule ! répond Augustin l’orthodoxe. Dieu est un nom, il est le titre des images, le titre qui les fonde. Les fonde à quoi ? À être ce qu’elles sont, les masques, le visage supposé des choses et des paroles, pour une reproduction indéfinie.

Du côté de Satan, à quoi sert l’anti-Dieu pour l’homme ? Il est dit le Trompeur, celui qui manipule les formes, le maître du fantastique, des chimères, le souverain de la fantaisie. L’autre tout-puissant.

Il n’y a pas de théorie pensable de l’image, qui ne soit arrimage de l’homme au dualisme de Dieu et de Satan. De sorte que le premier trafic relatif aux images est celui-là.

Mais, ne vous avancez pas trop près : si vous touchez à la question des images, elles s’évaporent. Il n’y a pas plus à découvrir de Dieu, ni de son contraire. Dieu, pour reprendre une expression fameuse de la théologie des images, est le prototype invisible, la raison de chaque masque que nous appelons image, le titre qui les fonde. Sous ces analyses dogmatiques, poussées jusqu’aux limites de l’intellectuellement représentable par des philosophes comme Jean Scot ou des mystiques comme Eckhart, s’abrite le sens de l’abîme et du vertigineux, dont surgit le miroir pour l’homme.

Ici prend place le trafic de Narcisse et du miroir. Les images ne sont pas faites pour être posées en problèmes à l’intellect, mais pour être vécues comme un rapport – un rapport de l’homme à l’image de son désir. Si Narcisse pouvait se mettre face à la photo de son image, par cette médiation, il ne serait déjà plus tout à fait capté, perdu à lui-même, dans le leurre d’être un autre. Voilà ce qu’obtient l’écran du cinéma : il permet à l’homme de s’aventurer dans l’image sans se perdre.

Le cinéma, que peut-il gagner, à l’évocation de la trilogie : Dieu, Satan, Narcisse ? Il gagne d’être compris dans le destin de la culture d’Occident.

S’abîmer dans l’image sans s’y perdre, c’est avoir maîtrisé le dualisme. Aussi divin que fantastique, participant des deux pôles, le trafic des images en mouvement offre à l’homme d’apprivoiser ce que, nous les industrialistes, sous l’appellation théoricienne de narcissisme, reconnaissons, à l’instar des dogmatiques du passé, comme enjeu suprême : sauver le rapport de l’homme à l’image de son désir. De là, notre passion : le rire et les pleurs, l’attente et la fureur, l’ennui et la colère, l’ivresse enfin d’être dépossédé de soi. 

Toute théorie du cinéma finit là, en célébration des enlacements de l’homme avec les images, en rhétorique de l’ivresse. Car toute théorie de l’image finit dans la question de sable, l’ultime, celle que posait Rimbaud : “Qu’est-ce que l’ivresse, Amis ?

 

Article extrait de TRAFIC. Revue de cinéma P.O.L , N°1, Hiver 1991, p.139 à 141. 

 

Voir entretien de P.L. L’image de ce qui ne peut être vu 

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

Ars Dogmatica
Éditions